Aragon: « Djamila est la plus belle histoire d’amour du monde » 15 juin 2019 – Publié dans Littérosa – Mots clés: , , , ,

Le roman Djamilia de Tchinguiz Aïtmatov fait partie de ces classiques que nous devrions tous avoir dans notre bibliothèque, rangé juste avant un Paul Auster. Véritable pépite publiée en 1959, il a séduit bon nombre de lecteurs, dont Louis Aragon.

Cet article est une reproduction d’un article précédemment publié sur le site de Novastan, média franco allemand spécialisé sur l’Asie centrale

Lorsque l’écrivain kirghiz Tchinguiz Aïtmatov publie Djamilia, il n’a pas encore 30 ans. D’emblée, son texte séduit Louis Aragon, qui participe à sa traduction et écrit la préface de la version française. C’est qu’Aïtmatov est spontané et juste. L’ancien étudiant de l’institut agricole a bien fait de délaisser le travail des champs pour la plume. Il fait voyager son lecteur dans le fin fond des steppes kirghizes, au plus près des habitants.

Le texte dépeint l’abnégation et l’amour inconditionnel d’un jeune homme pour Djamilia, la femme de son frère, parti sur le champ de bataille. Tous les hommes mûrs ont déserté la région en ce mois d’août 1943, et il ne reste plus que les jeunes Seït et Danïiar auprès de Djamilia.

« La plus belle histoire d’amour du monde »

Mais Louis Aragon commence sa préface par un tout autre sujet : une référence à la nouvelle de Rudyard Kipling intitulée La plus belle histoire du monde qui, selon lui, ne correspond pas du tout à son titre. Le voilà donc qui écrit au début de sa préface : « sur le point de dire de Djamilia ce que j’en pense, j’hésite et pourtant, oui, pour moi c’est la plus belle histoire d’amour du monde ».

Le phrasé d’Aïtmatov est comme une caméra : le lecteur suit pas à pas Seït qui analyse tout comme un témoin. Mais pas un simple témoin, un témoin au regard poétique. La description de la nature se fait à travers ses yeux émerveillés, avides de couleurs et de peintures. La description de la femme aimée, elle, se fait sans fard, avec sensualité mais avec discrétion. « J’étais fier qu’elle fut ma djéné (belle-sœur, ndlr), fier de sa beauté et de son caractère : indépendant, libre. » La force de l’intrigue réside en ce que Seït ne peint pas simplement Djamilia du regard mais l’amour naissant de celle-ci pour un autre. Le lecteur est touché lorsque ce narrateur observateur mais timide parvient enfin à peindre ce dont il rêve : « J’avais peine à croire que j’avais dessiné quelque chose qui ressemblât à ce que j’avais vu ». Et il semblerait qu’à cet instant ce soit l’auteur même qui parle.

Chingiz Aitmatov
Tchinguiz Aïtmatov
Andreas Zak

« Une extraordinaire aisance de développement »

Parce que c’est une littérature qui ne se préoccupe pas du lecteur occidental, le texte gagne en naturel. Pour Aragon, « l’étrange réussite de Djamilia, c’est tout ce que nous apprenons d’un pays inconnu, de la vie des hommes et des femmes encore étroitement liés aux traditions patriarcales des nomades […], nous l’apprenons de l’intérieur, par des êtres à qui tout ceci est naturel, […], si bien que le récit y gagne cette extraordinaire aisance de développement, qui manque si fort aux littératures modernes, en mal de reportage […]. »

De même que dans la culture kirghize, le texte prend son temps et décide de fonctionner par « hasards ». Le lecteur doit accepter de ne pas tout comprendre du premier coup et que les explications se dévoilent au fur et à mesure. La traduction va donc dans ce sens : des mots kirghiz sont intégrés régulièrement dans le texte français, après avoir été traduits, le lecteur peut donc les mémoriser. Pour l’auteur français, comme pour nous, Aïtmatov détrône de loin nos grands classiques. « Ce jeune homme, écrit Aragon à propos de Tchinguiz Aïtmatov, parle de l’amour comme nul autre. O Musset, sois jaloux mon ami, de cette nuit d’août des confins kirghiz ! »

Aussi touchant soit-il, ce roman a tout de même eu besoin du regard de Louis Aragon pour intéresser les lecteurs occidentaux. Mais, au-delà de l’aide apportée au texte, cette préface est un vrai plus pour l’ouvrage parce qu’elle propose, non pas le point de vue d’un auteur, mais bien une expérience de lecteur. Aragon écrit à la façon d’Aïtmatov : sans fard et avec sincérité.

Claire Jeantils

Source: Novastan.org

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