« 28 avril 1920 ». Djeyhoun Hadjibeyli 29 juin 2019 – Publié dans Littérosa – Mots clés: , , ,

La journée du 28 avril 1920 est l’une des plus sombres dans l’histoire séculaire du peuple azerbaïdjanais, et auprès de laquelle les douze invasions d’armées et de tribus étrangères, même aux périodes les plus « barbares », peuvent être considérées comme de simples promenades guerrières.
Ni les anciens Perses, ni les Mèdes, ni les Romains, ni les Arabes, ni les Turcs-Seldjoucides, ni les Mongols de Genghis-Khan, ni Tamerlan, ni les Perses-Séfévides, ni les Turcs-Ottomans, ni enfin la Russie tsariste, n’ont causé autant de ravages et n’ont autant changé la face nationale et spirituelle du peuple azerbaïdjanais, que les bolchéviques qui ont lâchement attaqué dans la nuit du 28 avril le territoire azerbaïdjanais sous le prétexte de venir en aide au « prolétariat » de Bakou « soulevé ».
Bien que la Russie soviétique ait reconnu officiellement ou partiellement la République démocratique d’Azerbaïdjan, elle menait avec elle, tout comme avec la Géorgie, des entretiens et pourparlers, comme avec un état à part. D’ailleurs, la formule de Lénine « l’autodétermination jusqu’à la séparation de la Russie et la formation d’un état autonome », obligeait les bolchéviques à reconnaître les actes d’indépendance des peuples des régions désirant accéder à une vie autonome !
Une délégation spéciale dirigée par le président du Parlement Ali Mardan Bek Toptchibachi et composée de représentants de quatre partis et de personnes indépendantes, fut envoyée à la Conférence de la Paix de Paris où, avec d’autres délégations caucasiennes, elle tenta de faire reconnaître la constitution du nouvel état.
A la réunion du Conseil suprême des puissances alliées, l’Azerbaïdjan, la Géorgie et l’Arménie furent reconnus de-facto. La reconnaissance de-juri était prévue, mais fut empêchée par l’attaque subite dans le pays de l’armée soviétique, ce que nous évoquerons à présent.
Tchitchérine, alors Commissaire aux affaires étrangères, s’adressa par radio-télégraphe au ‘’Ministre des affaires étrangères d’Azerbaïdjan’’, lui proposant «dans l’intérêt de l’état d’Azerbaïdjan et des classes laborieuses », de commencer la guerre contre Denikine (2.1.1920)
Dans son rapport sur les travaux du Comité central exécutif de l’Union et du Sovnarkom à la première session de la VIIème convocation, Lénine nomma aussi états l’Azerbaïdjan et la Géorgie « Je dois remarquer qu ‘envers les autres états, nous avons mené une même politique  » : nous avons proposé à la Géorgie et à l’Azerbaïdjan de passer un accord contre Denikine. Ils ont refusé, prétextant qu’ils ne se mêlaient pas des affaires des autres états.
Les chefs bolchéviques assuraient que l’instauration de relations normales entre la Russie soviétique et les républiques caucasiennes était empêchée par la seule armée blanche ! Quelle méchante ironie ! « Nous verrons comment les travailleurs et paysans de Géorgie et d ‘Azerbaïdjan regarderont cela  » disait Lénine en terminant son propos.
La menace n’était pas légère. La cinquième colonne travaillait déjà en Azerbaïdjan où, grâce aux intrigues de certains ambitieux ayant des tendances aventurières et à la propagande « sentimentale » qui se développait intensivement dans certains cercles irresponsables, l’atmosphère offrait un vaste champ pour toutes sortes de complots subversifs. Kirov et Narimanov à Astrakhan, Ordjonikidzé au Caucase du nord, Mikoyan et ses acolytes à Bakou, étaient en relation les uns avec les autres par la radio secrète et par les voies maritimes (envoi de produits pétroliers à Astrakhan, de gens, d’armes et d’argent à Bakou), l’arrière-front de Mugan, le nombreux « prolétariat » de Bakou où, avec les communistes (majoritaires), étaient des gens de divers courants en guerre contre l’Azerbaidjan autonome ; voilà les conditions difficiles dans lesquelles devait travailler le jeune organisme de l’état d’Azerbaïdjan.
Pour avoir plus de facilité, tout ce groupe international de militants communistes adopta en février 1920 le nom de « parti communiste azerbaïdjanais », sans se soucier que dans ses rangs il n’y avait pas un seul communiste local mais deux à trois amateurs issus de groupuscules « progressistes » On lança le slogan « La république soviétique d’Azerbaïdjan indépendante  » à la place de « nationale  » laquais de l’impérialisme anglais qui tentait de faire de l’Azerbaïdjan une colonie de l’Angleterre.
En même temps, on spéculait sur les sentiments turcophiles du public azerbaidjanais ; on insinuait que les cercles dirigeants azerbaidjanais oubliaient l’aide fraternelle des « asker » (soldats) turcs pour libérer le pays des impérialistes anglais qui s’étaient emparés de Bakou en 1918 et le faisaient pour le peuple turc, victime de l’agression anglo-russe alors que le gouvernement soviétique était désireux de fournir aux Turcs des armes et des hommes contre l’ennemi commun, mais que l’Azerbaïdjan avait enfermé à clé sa défense et ne laissait passer aucun transit.
Les agents bolchéviques, recrutés parmi les gens de diverses classes, assuraient à la population qu’un régiment de 40.000 personnes, composé de musulmans volontaires, attendait avec impatience l’ouverture des frontières pour se précipiter au secours des Turcs, etc.
En créant une telle psychose parmi la population, les bolchéviques ainsi que leurs alliés, volontaires ou involontaires, se préparaient à « des combats imminents », s’armaient, organisaient « déjà d’énormes bases de guerre ». Quant à l’Armée rouge, malgré les assertions pacifiques des leaders soviétiques, elle approchait des frontières de l’Azerbaïdjan et occupait déjà le défilé de Derbent, seuil du pays.
Le 23 avril enfin fut donné l’ordre d’envahir l’Azerbaïdjan, ordre signé par Toukhatchevski, Ordjonikidzé et Zokhtchar (aide du responsable de l’état-major du front). Dans la nécrologie d’ Ordjonikidzé, Toukhatchevski écrivait :
« Le camarade Odjonikidzé a joué un rôle exceptionnel dans les préparatifs de l’entrée de la 11ème armée à Bakou. Le contact avec les communistes de Bakou, le travail politique dans les troupes désignées pour l’opération, la préparation des trains blindés et de la partie matérielle, les organisations de transfert et de ravitaillement ; tout cela pemit l’efficacité exceptionnelle de l’entrée et du succès dans les combats pour Bakou. »

Et voici le texte même de l’ordre, qui ne laisse aucun doute sur le caractère militaire et opérationnel de l’initiative bolchévique (la date de l’ordre parle déjà d’elle-même):
« Les principales forces d’Azerbaïdjan sont occupées sur la frontière occidentale de leur état. Dans la région de la station Yalama-Bakou, selon les enquêtes, ne se trouvent que des forces azerbaïdjanaises insignifiantes.
Conséquemment aux nombreux documents reçus, j’ordonne :
Au Commandement de la 11ème armée de franchir le 27 avril de cette année, la frontière de l’Azerbaïdjan et de se rendre maître, par une intervention efficace, du territoire de la province de Bakou. De conclure l’opération Yalama-Bakou dans un délai de cinq jours. D’envoyer les régiments de cavalerie latéraux se saisir de la voie ferrée de Transcaucasie dans la région de Kurdamir.
Au Commandant de la flotte Raskolnikoy. »

A l’arrivée des unités de la 11ème armée la presqu’île d’Apchéron, lancer dans la région de la station d’Abat l’attaque d’un petit régiment qui devra être désigné par le commandant de la 11ème armée. Se rendre maître de Bakou par une rapide attaqUe de toute la flotte et éviter tout dommage installations pétrolières.

Où voit-on que l’Azerbaïdjan soit devenu la victime de la « révolution prolétarienne » interne, ainsi que l’assuraient et l’assurent encore – les hérauts soviétiques.
La « mobilisation » de l’organisation du parti s’est faite après l’intervention de l’Armée rouge en Azerbaïdjan.
Voici encore un rapport d’opération paru dans la Pravda :
Le 1er mai 1920 : « Front caucasien: selon les témoignages reçus, le 28 avril nos trains blindés sont arrivés à Bakou ».
Le 4 mai : « Dans la région de Bakou, les nôtres ont occupé le 30 avril la ville de Chemakha ».
Le 5 mai : « Front caucasien. Dans la région de Bakou, selon les données complémentaires, en a saisi à Bakou pouds (1 poud=16,38 kg) de benzine, 2,5 M de pouds de kérosène, 2 M de pouds de gazoline, 1,25 M de pouds d’huile, 115 M de pouds de mazout et 30M de pouds de pétrole brut ».

Auparavant, Lénine avait télégraphié à Kirov Le besoin en pétrole est désespéré, et lui recommandait de « recevoir du pétrole de façon urgente ».
Et le 29 avril, il accueillait le congrès des travailleurs du verre et de la porcelaine en annonçant « l ‘abolition du gouvernement azerbaïdjanais par le prolétariat de Bakou » lequel acte « indique que nous avons à présent une base économique qui peut raviver toute l’industrie ».
La version bolchévique du « coup d’état » en Azerbaïdjan est tout aussi mensongère que le sont toutes leurs assertions, déclarations, etc. « Nous avons besoin du pétrole de Bakou », voilà le principal but de la prise de l’Azerbaïdjan par les bolcheviques, laquelle était en totale harmonie avec les instincts impérialistes de ces « internationalistes ». Les mêmes « pourparlers internes » eurent lieu au Caucase du nord, en Arménie, en
Géorgie et dans d’autres régions. Quant à l’Armée rouge, elle était invitée par les auteurs du « coup d’état» pour faire de la figuration.
On connaît la suite. Laissant une flanc-garde réduite de troupes azerbaïdjanaises à Yalata, le gros de l’armée soviétique occupa Bakou puis bientôt tout l’Azerbaïdjan.
Ils appliquèrent immédiatement dans la vie les méthodes habituelles de l’occupation bolchévique : dissolution du Parlement, arrestation des ministres, des hommes politiques, de l’intelligentsia, de la bourgeoisie, fusillades, pillages et autres plaisirs de la coexistence communiste. Outre les produits pétroliers dont nous avons déjà parlé, des trains entiers pleins de vivres étaient envoyés à Moscou affamée comme « cadeaux à Lénine de la part les travailleurs azerbaidjanais reconnaissants ».
La terreur russe s’abattit alors sur le peuple azerbaïdjanais, décapité par les arrestations et exécutions de ses principaux éléments. Et l’étape ultérieure du régime bolchévique dans son aspect social et moral, fut la dénationalisation, la désislamisation, les déportations, la menace contre l’existence physique du peuple azerbaidjanais et ses caractères et particularités ethniques.
Le siècle de domination de la Russie tsariste n’avait pu accomplir le centième de cette dénationalisation qui fut l’oeuvre du pouvoir soviétique en l’espace de 35 ans.

Djeyhoun Hadjibeyli

Biographie de l‘auteur:

Djeyhoun Hadjibeyli

Djeyhoun Hadjibeyli est né en 1891 à Shousha. Ayant terminé l’école russo-tatare (les azéris ont été appelés « tatars » à l’époque, même si elles sont distinctes des tatars actuels), il a poursuivi ses études à Bakou. Ensuite, il entre à la faculté juridique de l’Université de Petersburg. Il part de Petersburg en France, où il entre à la Sorbonne. Au début du XXe siècle, Djeyhoun Hadjibeyli collabore activement avec la presse de Bakou. À part les articles, publiés dans les journaux « Kaspy », «Irshad » et « Taraggui », il s’occupe de la rédaction du journal de Bakou «Azerbaïdjan» en version russe. Parfois, il signe ses articles «Daguestani».

Après la fondation de la République Démocratique d’Azerbaïdjan, Hadjibeyli est nommé rédacteur du journal «Azerbaïdjan», organe de presse officiel du gouvernement. En 1919, Djeyhun Hadjibeyli est parti en France parmi la délégation azerbaïdjanaise avec Alimardan Toptchibashev en tête, pour participer à la Conférence de paix de Versailles. En 1920, quand la République Démocratique d’Azerbaïdjan a cessé son existence, il n’est pas rentré en Azerbaïdjan, étant resté vivre à Paris jusqu’à la fin de sa vie. Il y a développé une activité importante, consacrée à la propagande de l’histoire et de la culture de l’Azerbaïdjan. Il avait traduit en français les poésies des poètes azerbaïdjanais : Vidadi, Nabati, Kassoumbek Zakir et d’autres. Il est l’auteur d’une série d’articles sur les différents sujets littéraires et linguistiques (« Hafiz Shirazi», «La vie de Firdowsi», «Les poétesses azerbaïdjanaises» et d’autres). Vivant en France, Hadjibeyli avait publié des articles dans plusieurs magazines français et les journaux; il participait directement à la création de la rédaction azerbaïdjanaise de la Radio «Liberté». Hadjibeyli a écrit plusieurs romans et récits, travaux scientifiques et articles, consacrés à l’histoire azerbaïdjanaise, la littérature et la langue. Son roman «La matinée de Hadji Kérim» a été publié dans le journal «Kaspi». Il était l’auteur des recherches «Babek et l’état ancien d’Arran», «Histoire des villes de Bakou et de Barda». Son étude «Le dialect de Karabakh et le folklor », parue en 1934 à Paris dans la « Revue des deux mondes», est l’un de ses œuvres précieuses. Cette revue a publié sur ses pages les deux autres ouvrages de Djeyhoun Hadjibeyli: «De l’histoire de l’Azerbaïdjan. Abbasqulu Agha Bakikhanov» et «Le potentiel intellectuel en URSS ». L’attention de Djeyhoun Hadjibeyli a été attirée surtout par les problèmes d’émancipation et d’égalité des femmes, leur rôle dans l’activité sociale et la lutte sociale. En 1959, l’Institut des recherches sur l’URSS à Munich a édité le résultat de ses études, le livre intitulé « Propagande anti-islamique et ses méthodes en Azerbaïdjan».

Djeyhoun Hadjibeyli est décédé en 1962 à Paris, où il fut enterré1.
En
1990, le diplomate Ramiz Aboutalibov a amené les archives personnelles de Djeyhun Hadjibeyli à Bakou et les a transmises aux archives nationales de l’Azerbaïdjan. En 1993, on a édité les «Œuvres complètes» de Djeyhun Hadjibeyli.

« Histoire: « L’âge du bronze en Azerbaïdjan ».
Vidéo: Interview avec Mme Pascale Hadjibeyli »