« A travers les ténèbres et le vide ». Tumenbayar Bum-Erdene 20 février 2021 – Publié dans Littérosa – Mots clés: , ,

Tumenbayar Bum-Erdene est né en 1967 à Oulan-Bator. Après ses études secondaires, il est entré à l’Université des Sciences et Technologies pour devenir ingénieur de radio et de communication.

Spécialisé en prose, il écrit également des pièces de théâtre et des scénarios de film. Il a déjà publié un roman et quatre recueils de nouvelles. Tumenbayar Bum-Erdene a reçu le prix littéraire « La plume d’or » à deux reprises.


« Où suis-je ? Que fais-je dans ce vide absolu et dans ces ténèbres ? » Il n’y eut rien sous mes pieds pour me soutenir. En effet, j’avais des pieds…

Je n’ai ni point d’appui ni un morceau de terre pour marcher. Dans cette obscurité profonde, il n’y a ni bruit ni lumière. C’était complètement noir comme dans un trou. Qu’il brille une étincelle de lumière ! Elle pourrait alors me guider. Je ne sais même pas si j’étais capable de voir, car il n’y a rien autour de moi. « En vérité, que suis-je exactement ? » … Je commençais à avoir le frisson. Donc, je sentais la peur.

Malgré cette crainte, je ressentis quelque chose que j’avais du mal à qualifier exactement. Ce fut un pressentiment selon lequel je devrais partir quelque part. « Mais où aller exactement ? Est-ce ici ? Non, peut-être là ? » me demandant ainsi je me tournais sur place sans avancer.

« Attends, attends un instant ! Je crois que je dois prendre le premier chemin que je vois. Ce serait peut-être plus juste, de dire celui vers lequel je me dépêche ». Je partis. J’avais l’impression de flotter comme si je me plongeais au fond de la mer. On dirait que je me trouvais en l’air, car je n’étais pas du tout mouillé. Je continuais à avancer. Il me semblait avoir désormais un objectif par rapport à tout à l’heure où je commençais juste à sentir ce que j’étais. Après avoir observé encore une fois mon état d’âme, je me rendis compte que je n’avais plus de crainte. Je fis de mon mieux et je progressais longtemps, trop longtemps. Tout d’un coup, au loin, je vis une faible lumière. Sans un point de distance à comparer, j’avais du mal à mesurer la distance. Cette lumière se révélait rouge. Mon Dieu ! J’avais des yeux.

Ne sachant pas pourquoi, je me précipitais vers elle. Où pouvais-je aller ailleurs dans ce vide absolu et dans ce noir profond ? J’avais l’impression que plus je m’en approchais, plus elle s’éloignait. En fait, ce n’était pas vrai. Je commençais à me sentir fatigué même si je m’en approchais davantage. Alors, je sentis un épuisement…

Oui, j’étais fatigué. J’avais besoin d’un soutien. Il me fallut au moins attraper quelque chose. En effet, j’avais deux mains.

Si je ne m’accrochais pas, je me glisserais directement dans ces ténèbres profondes. Je dois rester ici à tout prix. Sinon, tout sera terminé. Je pensais ainsi même si j’en revins moi-même.

A la vue de cette faible lumière, je m’aperçus que mon moral remontait légèrement. L’idée de m’enfoncer dans le vide sans pouvoir atteindre cette lumière commençait à m’affoler. Etant presque arrivé à mon objectif grâce aux gros efforts que je déployais, je me trouvais devant une sorte de fil tout court et si fin sortant de cette faible lumière comme une petite cédille. C’était décevant. Pourtant que pouvais-je faire ? Sans d’autres recours, je ne dois pas le sous-estimer. En plus, il n’y eut pas de temps à perdre. M’étant brusquement glissé en bas, j’attrapais machinalement l’extrémité en question du fil fragile et je me sauvais. J’eus de la chance. « Suis-je donc vivant ? Ah oui, je le suis. Au début, je me sentais et je me déplaçais. Maintenant, je saisis un fil et je regarde. Alors, j’étais un être vivant ».

Tenant bien le bout du fil dans ma main, je pensais qu’il devait provenir de quelque part et je continuais à déplacer mes mains, l’une après l’autre le long de celui-ci. Effectivement, je progressais. À ce moment-là, je compris pourquoi je ne pouvais pas voir au-delà de son extrémité. Parce qu’il traversait une barrière avant de venir ici. Il me semblait que ce ne serait pas si difficile de la franchir. Une de mes mains tenant le fil l’avait déjà traversé. Je déplaçais l’autre main. Celle-ci attrapa également un fil fin, à son tour. De cette manière, en m’avançant, je me glissais prudemment dans la barrière à l’intérieur de laquelle il faisait totalement sombre et complètement vide comme à l’extérieur d’où je venais. La seule différence était que le fil rouge que je tenais dans mes mains s’allongeait jusqu’aux ténèbres. Je voyais à peine tout cela dans sa pénombre. Sans aucune hésitation, je continuais à longer le fil en déplaçant mes mains. Cette fois-ci, je ne me trouvais pas suspendu comme tout à l’heure, au contraire, je flottais comme au début. J’avais une grande envie de me dépêcher même si je n’avais aucune idée sur le lieu vers lequel je me précipitais. En déplaçant rapidement mes mains l’une après l’autre, je compris que je progressais plus vite qu’avant. Quelque chose flotta au-dessus de ma tête. Après l’avoir touché, je compris que c’étaient mes cheveux dont le mouvement m’informait sur la vitesse et sur le mouvement de l’air. Donc, j’avais une tête et des cheveux.

Plus j’allais vite, plus je les sentais. Je marchais longtemps. La seule chose qui eut été changé entre-temps, c’était le fil rouge que je tenais dans mes mains, il avait grossi comme une corde et me faisait ressentir sa tiédeur. À présent, elle me surprenait et était devenue mon seul espoir dans ces ténèbres profondes et sans limite. J’eus l’impression que si je la lâchais, elle s’éclipserait dans le noir sous mes pieds. Je n’arrêtais pas d’avancer. Mon intuition me guidait toujours même si j’ignorais ma destination. Avez-vous entendu que j’avais aussi une intuition ?

À présent, la corde rouge chaude se dilatait davantage et je ne pouvais plus la tenir dans mes mains. Sa surface était devenue irrégulière avec des boutons et je sentais une palpitation à son intérieur comme si quelque chose y coulait. Vous n’imaginerez sûrement pas combien il était agréable de tenir quelque chose de tiède dans les mains dans cette obscurité absolue et de l’accompagner comme son compagnon de route. Dès lors, j’avais beaucoup plus d’espoir par rapport au début quand je ne savais même pas où je me trouvais. Pourvu que je ne perde pas la corde. Mon visage est devenu entièrement visible sous la lumière rouge-pourpre de celle-ci qui s’était sensiblement gonflée. Ce n’était pas tout. J’avais un visage aussi.

Au fait, si l’on me regardait de côté, comment serais-je défini ? Ayant trouvé de la tiédeur et de la lumière dans l’obscurité vide et absolue, j’eus un sentiment positif venant de nulle part. J’avais donc une âme.

Au fur et à mesure que je continuais mon chemin, j’étais obligé d’enlacer la corde plus fort tellement elle était devenue plus grosse. Visibles à présent, les irrégularités de sa surface ondulaient dans mon étreinte selon le mouvement du flux du liquide. Subitement, la grosse corde rouge fit une chute. J’eus l’impression de tomber de très haut et je paniquais. Cependant, ayant constaté que je l’enlaçais toujours, je me soulageais un peu. Durant ma chute extrêmement rapide le long du câble, la tête à l’envers, ma poitrine se frotta violemment contre les irrégularités de sa surface. L’idée de regarder ailleurs ne m’était même pas venue à l’esprit. La seule chose dont je me souvenais parfaitement était de ne surtout pas lâcher ma prise. Ma chute rapide fit couler mes larmes sur mes joues. Alors, j’avais aussi des larmes.

Quelques instants plus tard, j’étais tiré vers le haut avec la même intensité de ma chute. J’attendis un instant pour voir ce qui allait se passer mais, je m’arrêtais. De même, si je ne maintenais pas plus solidement ma prise, je pourrais rechuter. Je me glisserais naturellement en bas si je ne coinçais pas mes jambes à un des boutons de la surface de la corde. Je me rendis compte qu’aucune autre force comme celle de toute à l’heure ne me pousserait en avant. « Alors, que faire ? »

Mon intuition me disait que je ne devrais progresser que par mes propres moyens. Au moment, où j’étais sur le point de reprendre mon chemin, je m’aperçus que la taille de la corde rouge était devenue plus grande à tel point que je ne pouvais plus l’enlacer. De plus, il changea sa position : de l’horizontal il était passé au vertical. Probablement, c’était la vitesse de la chute qui m’avait empêché de le remarquer. La grosse corde rouge était désormais devenue plus transparente et je voyais plus clairement y couler un ruisseau. Ce que j’avais senti avant, c’était la palpitation du flux qui faisait un bruit fort. Donc, j’avais des oreilles pour entendre…

Il fallait partir tout de suite et je repris mon chemin. J’étais un peu calmé par rapport aux moments d’effroi du début. Je n’avais pas d’autre choix. Il fallait faire des efforts. Sinon, je resterai bloqué ici. Je grimpais en m’accrochant avec mes mains et pieds à la surface irrégulière de la corde et ça marchait. J’entendis maintenant plus distinctement le bruit du ruisseau. Ce bruit du flux tiède sembla me distraire et m’appeler. C’était vraiment agréable de penser qu’il y eut une autre vie quelque part à part la mienne. J’eus hâte d’y arriver et je commençais à m’en réjouir. J’eus envie de rire. Certainement, j’eus un sourire sur mon visage à ce moment-là. Oh là là, je savais rire…

Enthousiaste, je continuais de grimper. La chaleur dégagée par la corde me donnait chaud et me faisait transpirer. Elle s’était maintenant transformée en un gigantesque mur transparent derrière lequel coulait bruyamment une rivière rouge. Son bruit fort demeurait confus. Toutefois, je sentis une vibration. Quelque part au loin, il y eut un claquement suivi d’une secousse. Je ne savais pas pourquoi mais je me mis à grimper plus vite comme un alpiniste en escaladant, en m’agrippant et en m’aidant des mains et des pieds. Vous n’imaginerez pas ce que je vis par hasard en progressant ainsi. Et j’étais effrayé par ce que j’avais vu. En face de moi, beaucoup plus loin, quelque chose escaladait comme moi. Après l’avoir observé attentivement, je vis que c’était un homme. Si je pouvais le prendre pour un homme, je devrais l’être moi aussi. Oui, en effet, j’étais bien un homme comme lui…

Ce qu’il escaladait était également de couleur rouge, mais énorme comme un fil épais dont l’extrémité descendait dans l’obscurité absolue. J’étais sûr que le mien ressemblait exactement au sien et que nous progressions dans la même direction. Je lui fis signe d’une main. Il s’arrêta un instant comme s’il venait de m’apercevoir et puis, se mit à accélérer son escalade sans me répondre. Pour une raison que j’ignorais, je ne voulus pas être en retard. Alors je me dépêchais encore plus. Pourquoi devrais-je rester derrière lui ? Je m’élançais à toute force en le guettant de temps en temps du coin de l’œil. On grimpait à peu près au même niveau de hauteur me semble-t-il et je ressentais de plus en plus de la jalousie et de la colère monter en moi… C’était bizarre.

Parfois, je lâchais accidentellement mes mains, parfois mes jambes glissaient et ceci rendait mon escalade plus difficile. Plus je progressais, plus le bruit de la palpitation comme celui d’une explosion et sa vibration devenaient insupportables. À chaque fois, je faillis lâcher ma prise, j’avais remarqué une chose : la palpitation et son bruit avaient tous les deux le même rythme. Je me rendis compte qu’il vaudrait mieux de m’élancer entre les deux palpitations. Je perdrais ma prise si j’étais secoué. Le bruit assourdissant du flux rouge ressemblait à celui d’une cascade et je n’entendais plus rien. L’idée de savoir à quelle hauteur grimpait mon adversaire ne me laissait pas tranquille. Je ne le voyais plus et la situation était devenue plus angoissante. Je me demandais si mon adversaire grimpait au-dessus de ma tête ou derrière moi. Je faisais tout mon possible pour ne pas perdre espoir. Tout mon corps transpirait et la surface de l’énorme mur était également devenue humide et glissante. J’avais l’impression que mes oreilles étaient assourdies par ce rugissement monotone du flux. Dieu seul aurait pu savoir à quelle hauteur escaladait mon concurrent. Tout d’un coup, j’entendis un cri juste au-dessus de ma tête. Déconcerté, je levais mes yeux et vis quelqu’un tomber sur moi. Il s’accrocha à moi et je faillis lâcher ma prise. Réagissant sans plus attendre, celui-ci arriva en face de moi en marchant sur mon dos. Effectivement, c’était un homme. Nous nous regardâmes un instant. J’eus envie de le saluer, même si son regard était froid. Savais-je donc dire bonjour…

Je le détestais au lieu de le saluer. A cet instant-là, il bondit en avant pour me dépasser comme s’il venait de sortir de son sommeil. Entre temps, moi, j’attrapais rapidement sa cheville qui était à la portée de la main. Il me donnait des coups de pied.

Quel idiot ingrat ! Comment osait-il marcher sur ma tête après m’avoir utilisé comme un support ? Je ne te laisserai pas le faire. Toujours accroché à sa cheville, j’attendis le coup de la palpitation suivante. Si je n’en profitais pas, ce serait trop tard. Mon ennemi ne cessait pas de me donner des coups de pied, mais moi, je continuais à attendre en comptant les instants. Donc, je savais aussi compter et calculer.

Lorsque la palpitation attendue arriva enfin, je le tirai vers le bas avec toute ma force. Mon intuition ne m’avait pas trompé. Je réussis à le dépasser. Pourtant, il n’avait pas fait une chute libre dans le noir. Loin de là, il s’accrocha à ma cheville. Je me rendis compte que je devais me débarrasser de lui avant la prochaine palpitation. Quand je baissais mes yeux, ses prunelles, avivées d’une menace profonde me fixaient terriblement et j’eus froid dans le dos. Et puis, je tirais son pied comme je le pouvais. Ce n’est pas parce que j’étais plus fort que lui, mais son regard méchant m’avait probablement poussé à faire un tel acte. J’avoue que je tremblais de peur. Lorsqu’il tomba dans l’obscurité absolue en poussant un cri d’horreur et en agitant ses bras et jambes, son regard terrifiant me perçait toujours. Je n’aurais pas su combien de temps je pouvais rester là, si le bruit suivant ne m’avait pas rappelé où je m’étais arrêté. Une fois débarrassé de mon adversaire, je me remis à grimper encore plus vite. Je regardais plus souvent en haut. Car je savais que d’autres concurrents pourraient éventuellement tomber sur ma tête. Fatigué, j’avais envie de faire une pause. Par conséquent, j’étais terrifié en me rappelant que je pouvais être suivi par quelqu’un comme moi-même qui suivais un autre grimpeur. Alors, je m’élançais avec toutes mes forces. Plus il était difficile d’escalader, plus je sentais que le sommet à atteindre était proche. Lorsque je levais les yeux, je vis de fortes lumières brillantes et quand je baissais ma tête, et je trouvais une lumière rouge glissant le long du mur et plus loin, tout en bas régnaient une obscurité absolue et un vide noir. C’était étrange de penser que j’étais monté depuis là-bas. Tout à coup, je me souvins de celui qui grimpait en face de moi et je fis plus d’efforts pour me presser. Il est vrai que le point d’arrivée n’était plus loin. Enfin, je parvins au sommet. Vous n’imaginerez pas ce que je vis en y arrivant ! Je me trouvais en face d’un énorme cœur rouge…

Je compris alors que je m’étais précipité vers lui. Ce dernier battait doucement d’un rythme régulier. Probablement, plus éloigné de lui, son bruit était plus fort et palpitant. La corde que j’escaladais était en effet une de ses veines. Le fait que j’avais tant désiré de venir ici et que j’avais surmonté bien des obstacles m’avait donné l’envie de l’aimer. « Savais-je aimer ? En fait, d’où vient cet amour ? »

Je constatais que de nombreux vaisseaux sanguins partaient de ce cœur. Soudain, je me rappelais mon adversaire et je jetais un regard dans sa direction vers le bas. Il s’arrêta un peu avant le sommet et restait assis et immobile comme s’il avait déjà accepté sa défaite. Epuisé, il était tout en sueur et à bout de souffle. Quand il me vit, il me fit signe de la main en souriant. Pourquoi il me salue maintenant si gentiment, pas avant, quand je le fis ?  En lui renvoyant la même salutation, je lus dans ses yeux une immense tristesse qui m’inspirait de la pitié pour lui. Bon Dieu ! Avais-je aussi de la compassion… ?

Peut-être qu’il n’était pas un homme aussi faible que je l’imaginais. Ayant poussé un profond soupir, il se mit à descendre lentement. Moi, resté derrière lui, je lui murmurais :

« Ce n’est pas la fin du monde, ne sois pas déçu, jeune homme ! J’espère sincèrement que tu pourras toucher un autre cœur. Car, tu es celui qui se rend compte de sa défaite. Je te souhaite tout le meilleur ». Et puis, en me retournant, je revis l’énorme cœur dont je me réjouissais.

Maintenant, il ne me restait qu’à y entrer. Cependant, avant de le faire, j’aimerais écouter une belle chanson d’amour. Au fait, en existait-il …


Traduit du mongol par Altantsetseg Tulgaa


Kapaz (c) 2021

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