« J-64 avant confinement » Jean-Emmanuel Medina 22 mars 2020 – Publié dans Littérosa – Mots clés: Alsace, CoronavirusFrance, Covid-19, stopcoronavirus, Strasbourg

Jean-Emmanuel Medina, après avoir obtenu un doctorat en droit international en 2010, il décide de devenir avocat. Il prête serment en Alsace puis s’installe au Barreau de Strasbourg. En 2017, il co-fonde les Éditions Kapaz.
J-64 avant confinement (13 janvier 2020)
Mes parents sont venus pour quelques jours en Alsace.
Nous avions tous hâte de nous retrouver car nous n’avions pas passé les fêtes de fin d’années ensemble.
De leur côté, les enfants attendaient l’arrivée de leurs grands-parents car avec eux, les jouets allaient pleuvoir ! Une avalanche de papiers, de cartons, de plaisirs sous toutes leurs formes et autant de souhaits exaucés. Et dire qu’à leur âge nous n’avions pas autant de choses…. Définitivement, cette idée me fait passer du côté des « vieux », mais en même temps à bientôt 40 ans, je sais bien que je ne suis définitivement plus un « jeune » !
J’interroge mon père et ma mère qui me confirment qu’ils gâtent bien leurs petits-enfants mais ils ne peuvent s’en vouloir, ils n’en ont que deux. Ce sont mes fils, l’aîné aura 5 ans fin mai et le second, 2 ans en septembre.
Le soir même, je reste longuement discuter avec eux, ils sont assis sur le canapé et moi sur un fauteuil en face à 4 mètres. La télévision est en marche, elle est sur une chaîne quelconque. Nous discutons et je parcours en parallèle comme je le fais souvent, des sites d’information dominants et d’autres plus secondaires. Je lis sur l’un de ces derniers qu’un début d’épidémie d’un virus respiratoire non déterminé sévit en Chine. J’en parle immédiatement à mon père sans réelle inquiétude car après tout la Chine reste assez loin et mes préoccupations sont focalisées sur la réforme du régime des retraites et la grève des avocats à laquelle je participe activement. Dans un coin de ma tête, j’ai bien à ce moment-là des idées d’effondrement sociétal mais cela ne m’angoisse aucunement car je me sens préparé à cette situation, du moins psychologiquement…
Avec mon père nous nous remémorons immédiatement l’épisode du H5N1, du SRAS et de la Grande grippe de 1918 dont parlait souvent ma grand-mère, âgée de 8 ans à l’époque. Elle avait vécu l’épisode dramatique dans un village au nord de l’Andalousie du nom de Begijar. Sa mère s’était confinée pendant deux mois avec quatre enfants dont ma grand-mère pour éviter une mort qui avait emporté bon nombre de personnes dans le village. Des familles entières décimées en quelques jours et parmi elles, des jeunes et moins jeunes enterrés vivants dans la hâte et avec la peur d’une contagion générale. La médecine de l’époque en Espagne mais également dans le reste du monde était encore balbutiante, caractérisée par un manque cruel de connaissance et de moyens. Ce contexte laissait généralement peu d’espoir aux malades sur lesquels la sélection naturelle poursuivait sa terrible et cynique œuvre.
Comment mon arrière-grand-mère avait elle fait pour survivre pendant deux mois ?
Comment était-elle parvenue à occuper autant d’enfants avec les distractions de l’époque, à savoir quasiment aucune, sans jouets, sans téléphone, sans télévision, sans dessins animés ?!
Autant de questions qui resteront sans grande réponse, mon père sachant seulement que pendant deux mois elle avait rationné et rationalisé avec précision la nourriture à distribuer, assaini l’eau qu’ils buvaient en la coupant avec du vin et fait de chaque repas une fête afin que les enfants n’aient pas trop à souffrir psychologiquement du confinement et du manque de nourriture… Résultat, au sortir de la crise sanitaire de la Grande grippe, elle avait sauvé sa vie et celle de ses enfants.
Nous avons parlé de cette question plus d’une demi-heure, en évoquant un hypothétique plan de replis comme si nous avions besoin de nous convaincre que nous aurions aussi la capacité de trouver des solutions facilitant notre résilience et notre survie. Toutefois, mon père, confiant et peu enclin au catastrophisme m’affirmait que nos autorités avaient très certainement appris des deux derniers épisodes sanitaires. Il finissait par me dire qu’un effondrement était peu probable, me demandait toutefois, s’il me restait des masques qu’il m’avait remis en 2009 ; je vérifiais rapidement dans le cellier et comptait deux boites qui m’avaient suivies dans deux déménagements et que j’avais conservées précieusement.
La soirée se terminait sur ces quelques propos survivalistes d’appartement, je ne savais pas encore que ce virus allait prendre autant d’ampleur, qu’il allait avoir une dénomination particulière, qu’il conditionnerait les prochains mois de nos vies et limiterait définitivement celles de beaucoup de nos aînés !