Interview avec Hikmet Altınkaynak. Rahime Sarıçelik 10 avril 2021 – Publié dans Littérosa – Mots clés: Hikmet Altinkaynak, Littérature étrangere, Littérature moderne, littérature turque, Rahime Saricelik
1.Tout d’abord, je vous remercie d’avoir accepté cette interview. En Turquie, vous êtes connu comme auteur, critique littéraire, professeur d’université et éditorialiste. Pour nos lecteurs français, pourriez-vous nous en dire un peu plus sur vous-même ?
Je vous en prie, c’est moi qui vous remercie. Je vous remercie beaucoup de l’intérêt que vous me portez et suis très heureux que vous m’ayez invité à répondre à vos questions. Qui ne serait pas content de rencontrer des lecteurs français ? J’aimerais commencer en sortant un peu du cadre de cette interview. Je suis diplômé de la Faculté de Lettres de l’Université d’Istanbul. J’ai travaillé comme enseignant, journaliste, écrivain et conseiller auprès du recteur de l’Université technique de Yıldız. J’ai donné pendant treize ans des cours de « Poésie turque contemporaine », d’ « Ecriture biographique » et de « Langue turque » dans cette université. J’ai commencé à écrire dans les journaux Yeni Orta et Cumhuriyet. Puis, j’ai continué à publier dans Cumhuriyet à intervalles réguliers. Et depuis le 27 septembre 2018, j’écris des chroniques hebdomadaires dans le journal Cumhuriyet. Par ailleurs, j’ai été animateur d’émissions littéraires (consacrées à la présentation de livres) à la radio allemande WDR à Cologne de 1990 à 2002 et sur les chaînes de télévision D et TV 8 en Turquie. J’ai travaillé comme consultant pour certains programmes culturels et artistiques de la chaîne de radio et de télévision TRT. J’ai travaillé pendant dix-sept ans en tant que rédacteur, écrivain, éditeur en chef et rédacteur en chef dans les journaux Milliyet et Hürriyet qui sont les journaux les plus anciens et plus importants. J’ai dirigé une dizaine de revues dont Eleştiri et Yaşasın Edebiyat. Mes douze livres ont été recommandés aux étudiants par le ministère de l’Éducation nationale de la République de Turquie et leur contenu a été repris dans des manuels scolaires comme textes de lecture.
La série « J’aime Atatürk » (10 livres), parue dans le journal Hürriyet en 2004, a été traduite en ouïghour et en chinois (2009). Cette série a ensuite été éditée par Doğan Egmont sous les titres : « Mustafa’dan Kemal’e…/Ahşap Evin Mavi Gözlü Çocuğu (de Mustafa à Kemal … / L’enfant aux yeux bleus de la maison en bois) » et « Mustafa’dan Kemal’e…/Büyük Matematikçi (de Mustafa à Kemal … / Le grand Mathématicien)(2016). »
Au cours des années passées, j’ai publié des articles dans des journaux tels que Cumhuriyet, Milliyet, Radikal et dans plusieurs revues telles que Varlık, Türk Dili, Eleştiri, Milliyet Sanat, Ulusal Kültür, Yaşasın Edebiyat, Hürriyet Gösteri, Cumhuriyet Kitap.
J’ai exercé des fonctions au sein de différents jurys, fondations et associations. J’ai notamment été :
- membre du comité de sélection de la branche histoire des prix Yunus Nadi du journal Cumhuriyet (De 2008 à aujourd’hui) ;
- membre du comité de sélection du prix du roman Ebubekir Hazım Tepeyran (2010-2015) ;
- membre du conseil d’administration de la Fondation Rahşan Ecevit-Bülent Ecevit pour la science, la culture et l’art (de 2011 à aujourd’hui) ;
- membre honoraire du conseil d’administration de BESAM (de 2016 à aujourd’hui) ;
- membre du comité de sélection du prix Vedat Günyol Trial (2019) ;
- membre du comité de sélection des prix de littérature Oktay Akbal (de 2020 à aujourd’hui) ;
2. À propos de votre livre Edebiyatımızda 1940 Kuşağı (La génération 1940 dans notre littérature), Kemal Sülker dit ceci : « Hikmet Altınkaynak a accompli un travail qui n’était pas facile du tout : il a réuni les poètes de la génération 1940 ». Vous avez produit des œuvres qui ressortissent à presque tous les genres si bien que je ne peux pas les citer toutes ici, cela va de critiques qui mentionnent de nombreux auteurs tels que Orhan Kemal, Halide Edip, Oktay Akbal, au Dictionnaire des écrivains et poètes de la littérature turque en passant par des manuels scolaires tels que J’apprends ma langue, le turc. Comment avez-vous réussi à écrire autant de livres de genres différents ?
Je vous remercie. Si, à première vue, ces livres semblent appartenir à des genres différents, en réalité, ils ne relèvent pas du tout de genres différents pour un écrivain qui était à l’origine un enseignant. Par ailleurs, je pense que cela peut éviter à un auteur d’écrire de manière monotone, voire même de se répéter.
Tous les articles que j’ai écrits et auxquels on a attribué une certaine valeur ont été réédités sous forme de livres, et certains d’entre eux ont même déjà été édités plusieurs fois. Toute nouvelle publication donne de l’énergie à celui qui en est l’auteur, car elle renouvelle la confiance que son éditeur et ses lecteurs ont mise en lui. Il est très important d’être digne de cette confiance. Bien sûr, il est tout aussi important de bien maîtriser le sujet et d’être capable de produire une réflexion sur ce sujet que d’avoir un point de vue solide sur le monde. Je pense que c’est là que réside la clé du succès.
3. Vous avez édité le livre Markopaşa Yazıları ve Ötekiler, Sabahattin Ali, dont la première édition a été publiée en 1986 par les éditions Cem. Ceux de nos lecteurs qui ont lu l’interview que j’ai faite de Filiz Ali se souviendront qu’au moment où vous avez écrit sur Sabahattin Ali, vous vous êtes mis dans une situation qui exigeait beaucoup de courage. Vous nous avez transmis les articles les plus virulents rédigés par l’auteur. Et en ce sens, je tiens à vous exprimer toute ma reconnaissance, car vos écrits ont nourri ma réflexion au moment où je rédigeais ma thèse. Qu’est-ce qui vous a déterminé à écrire ce livre ? Pouvez-vous nous en parler ?
Je peux dire que j’ai décidé d’écrire ce livre après avoir publié une monographie sur Orhan Kemal aux éditions Cem. Peut-être la proposition est-elle venue d’Oğuz Akkan, le propriétaire de la maison d’édition Cem, ou d’Osman N. Karaca, le propriétaire de l’agence ONK, qui représente Filiz Ali, fille et seule héritière de Sabahattin Ali. Peut-être est-ce moi qui l’ai suggéré. Honnêtement, je ne me souviens plus parfaitement des circonstances.
Vous avez raison, les articles du livre étaient perçus à l’époque comme des articles virulents, et certaines des pressions exercées le montrent. En effet, après les élections de 1946 en Turquie, le groupe socialiste se trouvait confronté aux pressions des racistes et des touranistes. Sabahattin Ali et la génération socialiste de 1940, principalement des poètes de ces années-là, se heurtèrent à divers obstacles. Ses revues et ses journaux furent fermés.
Cela commence par l’attaque, l’incendie et la démolition du célèbre journal Tan, propriété de Sabiha Sertel-Zekeriya Sertel.
Enfin, pour ce qui est du livre Markopaşa Yazıları ve Ötekiler, comme vous l’avez dit, la première édition est parue en 1986 aux éditions Cem. La maison d’édition Yapı Kredi en poursuit la publication depuis 1998. Le livre a atteint sa vingtième édition.

4. Vous avez travaillé comme éditeur en chef et comme rédacteur en chef de la revue Yaşasın Edebiyat. Pouvez-vous nous parler un peu de cette revue et de votre travail ?
Je travaillais en tant qu’éditeur aux éditions Milliyet. Nous avons décidé de faire paraître une revue que les lycéens et les étudiants liraient et dans laquelle leurs productions littéraires seraient publiées. Comme vous l’avez dit, les fonctions d’éditeur en chef, et de rédacteur en chef de cette revue m’ont été confiées.
Les principaux auteurs de la période, présents dans le comité consultatif de la revue, étaient, par ordre alphabétique : Oktay Akbal, Ataol Behramoğlu, Nüket Esen, Vedat Günyol, Doğan Hızlan, Zülfü Livaneli, Erdal Öz, Yüksel Pazarkaya, Ülkü Tamer et Buket Uzuner.

Étant donné son contenu, son format, et son prix, on peut dire que nous avons lancé en un laps de temps très court une très belle revue littéraire en Turquie. Nous avons même atteint un tirage de 4000 exemplaires. C’était un très bon niveau pour un magazine littéraire même si ce tirage ne peut être comparé à celui de Lire, qui est peut-être l’un des plus beaux magazines littéraires du monde.
J’ai rencontré Pierre Assouline, le directeur de Lire dans les années 2000, à Istanbul, lors d’une journée de dédicaces alors qu’il était venu à la Foire internationale du livre d’Istanbul pour la parution de son dernier livre.
Notre amie traductrice Liz Behmuaras a réalisé une interview pour notre magazine. Elle nous a posé à tous les deux les mêmes questions et nous a fait parler sur le thème suivant : « Les avantages et les inconvénients de la gestion d’un magazine littéraire ». Assouline a déclaré que le magazine qu’il dirigeait avait un tirage de 110 000 exemplaires et 700 000 lecteurs. Chiffre qui n’incluait que les lecteurs de France. La Suisse, la Belgique et les autres pays francophones ainsi que les centres et les instituts culturels français de tous les pays du monde n’en faisaient pas partie.

Mais vu les circonstances prévalant en Turquie, ma revue a été un succès. Elle s’appuyait également sur des publicités, quoique peu nombreuses. Bien entendu, cela n’a pas apporté les énormes bénéfices qui sont attendus d’une entreprise commerciale. La publication aurait pu continuer. Mais une maison d’édition étrangère est devenue partenaire du groupe de revues des éditions Milliyet. Dans ce partenariat, les quatre à cinq premières revues, dont Yaşasın Edebiyat, qui ne gagnaient pas d’argent, ont été fermées. En d’autres termes, mon aventure avec cette revue a duré de novembre 1997 à janvier 1999.
Quand on a fermé Yaşasın Edebiyat, les employés, les écrivains et les lecteurs ont évidemment été très attristés. Certains de nos employés ont été licenciés et transférés vers d’autres médias. Ils ne m’avaient pas encore renvoyé. Ils m’ont demandé : « Y a-t-il un projet de revue ou de publication auquel vous pensez ? Si oui, nous attendons. »

À ce stade, le Premier ministre Bülent Ecevit m’a appelé au téléphone, il avait appris que la revue avait été fermée et il m’a exprimé sa tristesse. Il m’a réconforté avec la magnanimité et la finesse qu’on lui connaît, en me disant : « Si nous avions été au courant avant la fermeture, peut-être aurions-nous pu faire quelque chose ». Il m’a demandé ce qu’il pouvait faire, il était intéressé.
C’est pour cette raison que j’ai accepté avec plaisir la suggestion que m’a faite le Professeur Dr. Ayhan Alkış, Recteur de l’YTU, et que j’ai mis un terme à mes activités de journaliste. Et c’est ainsi qu’ont commencé mes activités universitaires. J’en étais très heureux et très honoré. Peut-être puis-je même dire que c’est grâce à la fermeture de mon journal que je suis devenu un universitaire.

5. Comment évaluez-vous l’approche qui est faite actuellement en Turquie de la littérature française moderne?
La France est un pays qui a éclairé le monde depuis la Révolution française. En outre, son importance s’est encore accrue en Turquie, en particulier après les Tanzimat. En effet, l’élite ottomane est allée étudier à l’école ottomane, qui a été ouverte à Paris, et y a appris le français. Et à Istanbul, on a ouvert le Galatasaray Sultani, où l’on enseignait également en français et en turc, et le français est devenu une langue de référence pour notre littérature.
C’est ainsi que la littérature française moderne est devenue une référence pour notre littérature. Et les principales périodes de notre littérature que sont Serveti Fünuncular, Edebiyat-ı Cedideciler et Garipçiler, en ont été influencées. Plus tard, dans les premières années de la République, le français est resté la langue de l’élite.
Alfred de Musset, François Coppée, Baudelaire, André Breton, René Char, Arthur Rimbaud, Victor Hugo, Balzac, Emile Zola, Paul Eluard, Flaubert, Louis Aragon, Sartre, Camus, Marc Lévy, etc. On peut allonger la liste. Les poètes et les écrivains les plus célèbres de la littérature française moderne ont influencé nombre de nos poètes de Tevfik Fikret à Orhan Veli, de Halit Ziya Uşaklıgil à Mehmet Rauf, de Yusuf Atılgan à Oğuz Atay, et il est important de faire une thèse sur chacun d’eux.
Le réalisme, le surréalisme, l’existentialisme adoptés par la littérature française moderne se sont trouvés des imitateurs, des admirateurs et un public dans la littérature turque.
6. Je voudrais vous poser une question à propos de votre livre LaGénération 1940 dans notre littérature. Si vous deviez évaluer la littérature turque des années 1940 à nos jours, que diriez-vous ?
La littérature turque semble se diviser en trois groupes dans les années 1940. Le premier porte le nom de « Birinci Yeni » ou « Garipçiler », le deuxième, celui de « Toplumcular », le troisième, celui de « Bağımsız İsimler ». On donne également aux socialistes (« Toplumcular ») le nom de « Génération 1940 ».
Les membres de ce groupe étaient dans leur majorité des poètes. Leur compréhension de la poésie, tout comme celle de Nâzım Hikmet, était révolutionnaire et reposait sur une ligne antifasciste et anticapitaliste. Et donc, ils vont être confrontés à différents obstacles. Leurs livres sont confisqués, leurs revues sont fermées, ils sont mis en prison. Mais ils continuent à écrire et à publier.
D’autre part, un deuxième mouvement, « İkinci Yeni », également appelé « Mavi Hareketi », va émerger en poésie en réaction au premier mouvement « Birinci Yeni ». Au lieu d’une poésie parfaitement claire, une poésie conceptuelle, dénuée de sens et abstraite est adoptée pour se libérer des pressions politiques.
Avec la constitution de 1961, rédigée après le mouvement militaire de 1960, l’importance et la fonction du deuxième mouvement appelé « İkinci Yeni » diminuent, étant donné qu’une certaine liberté de penser, d’écrire et de publier est à présent acquise. Et cette fois, la poésie socialiste, réaliste et révolutionnaire qui avait été adoptée par la génération 1940 va à présent jouer un rôle en tant que poésie de la génération 1960. Ataol Behramoğlu, Süreyya Berfe, Eray Canberk, Refik Durbaş, Metin Altıok, etc. sont les principaux poètes de cette génération.
7. Vous avez écrit dans le journal Cumhuriyet un article qui s’intitule : « Nous sommes tous des poissons du Bosphore ». Nous suivons également de près les événements qui se déroulent à l’Université du Bosphore, mais en tant qu’universitaire, pouvez-vous nous dire un mot sur la résistance qui a lieu à l’Université du Bosphore ?
L’Université du Bosphore est l’une des trois meilleures universités de Turquie. Depuis le début de l’année 2021, le recteur est en difficulté. En effet, ce recteur n’a pas été élu mais il a été nommé, et en outre, il n’est pas issu du personnel de l’université, mais provient d’une autre université.
Il y a d’autres composantes qui s’ajoutent au problème ; il était politiquement trop impliqué et trop actif à l’intérieur du parti au pouvoir et là aussi, il a échoué. C’est un peu comme si ce poste lui avait été accordé en guise de récompense.
Cependant, comme toute université, l’Université du Bosphore a aussi ses traditions. Et il y a partout dans le monde des diplômés, des enseignants et des gens qui aiment ces traditions et ces valeurs et qui veulent les protéger.
Maintenant, deux mois exactement se sont écoulés, nous en sommes à présent au troisième mois, mais les manifestations se poursuivent. Le recteur a même trouvé difficile que deux vice-recteurs travaillent avec lui. Si le conseil d’administration souhaite constituer un sénat universitaire, c’est difficile. Or, il faut prendre des décisions pour gérer l’université, ce qui rend la situation encore plus malencontreuse.
Autrement dit, aucune porte de sortie ne semble à portée de vue. Pour autant que je sache, il ne peut pas démissionner.
8. Enfin, que souhaiteriez-vous dire aux lecteurs français ?
Je pense que les lecteurs français connaissent la littérature turque en français, en anglais ou en allemand depuis des années. Nazım Hikmet, Orhan Veli, Sabahattin Ali, Aziz Nesir, Rıfat Ilgaz, Orhan Kemal, Sait Faik, Yaşar Kemal, Abidin Dino, Ahmet Hamdi Tanpınar, Fazıl Hüsnü Dağlarca, Yüksel Pazarkaya, Ataol Behramoğlu, Zülfü Livaneli, Cevat Çapan, Orhan Pamuk, Hakan Günday, Tahsin Yücel, Elif Şafak, Ahmet Ümit, Nedim Gürsel, Oya Baydar, Mario Levi, etc. Voilà nos écrivains qui se sont ouverts au monde. Je pense qu’ils en ont certainement lu quelques-uns. Qu’ils continuent à lire ces auteurs-là et qu’ils lisent aussi les plus récents.
Je vous remercie beaucoup pour cette précieuse interview.
Moi aussi, je vous remercie pour les efforts que vous faites pour nous faire connaître auprès des lecteurs français et pour votre gentillesse.
Rahime Sarıçelik a enseigné la langue et la littérature turques à Istanbul. Elle a travaillé en tant que lectrice pendant sept ans au Département d’études turques de l’Université de Strasbourg où elle a enseigné la littérature turque contemporaine. Elle y a obtenu en juin 2020 le grade de Docteure ès Etudes turques. Spécialité : Littérature générale et comparée (Strasbourg, France).
Elle a publié un recueil de nouvelles : Kimliksiz Öyküler (Les nouvelles sans identité) et a traduit en turc Un barbare en Asie d’Henri Michaux.
Elle est l’auteure d’articles et de nouvelles publiés dans des revues et des recueils édités en Turquie et en France.
Elle est membre du PEN club turc.