Interview exclusive: Filiz Ali, fille de Sabahattin Ali, une des figures les plus importantes de la littérature turque 16 février 2021 – Publié dans Littérosa – Mots clés: , ,

Rahime Sarıçelik- Tout d’abord, je tiens à vous remercier d’avoir accepté mon invitation à réaliser cette interview. En préparant ma thèse sur Sabahattin Ali et les rapports de genre dans la littérature turque, j’ai eu l’occasion de mieux vous connaître. J’étais très heureuse et très surprise d’avoir fait votre connaissance. Comme vous n’êtes pas seulement la fille unique de Sabahattin Ali qui est un des grands noms de la littérature de Turquie mais aussi une grande musicologue, je pense que vous êtes connue par presque tout le monde dans le pays. Mais pour le lecteur français, pouvez-vous nous parler un peu de vous ?

Filiz Ali- Je suis née à Istanbul et j’ai grandi à Ankara. Après avoir obtenu mon diplôme du département de piano au Conservatoire d’État d’Ankara, je suis allée aux États-Unis avec une bourse « Fulbright ». Après avoir terminé mes études de piano au New England Conservatory de Boston et au New York Mannes College of Music, je suis retournée en Turquie. J’ai commencé à donner des cours de piano à l’ADK, à donner des concerts avec le duo de pianos que nous avons mis en place avec Greta Gilmartin, professeure américaine d’Eurhymics, à faire des programmes de musique annotés à la Radio d’Ankara, à écrire des articles de musique et à traduire pour des magazines. Je me suis mariée et en 1965, j’ai déménagé à Istanbul où j’ai commencé à travailler en tant que pianiste à l’Opéra de la ville d’Istanbul qui venait d’ouvrir. J’ai continué à faire des concerts en duo « chant et piano » avec la soprano allemande Karin Neumark-Görgün qui vit à Istanbul. Je suis entrée dans l’équipe du Conservatoire d’État d’Istanbul qui a été fondé en 1973 et je suis également retournée à l’enseignement au Conservatoire d’État d’Istanbul. J’ai commencé à travailler en tant qu’écrivaine et éditrice des pages musicales pour le journal Cumhuriyet. Tout en continuant à écrire pour divers magazines de littérature et d’art, j’ai également recommencé la programmation musicale à la Radio d’Istanbul. Je suis allée à Londres grâce à la bourse « Chevening »que j’ai obtenue en 1985-1986 et j’ai étudié la musicologie au King’s College de l’Université de Londres. Puis, je suis retournée à Istanbul. Je suis devenue chef du département de musicologie de MSGSÜDK. Entre 1989 et 1992, j’ai été directrice artistique générale de la nouvelle salle de concert « Cemal Reşit Rey ». J’ai fondé l’Académie internationale de musique d’Ayvalık en 1998. AIMA Ayvalık Music Festival et AIMA Festival Orchestra ont été créés au sein de cette formation en 2013. Je donne toujours des cours de premier cycle et des cours pour les cycles supérieurs à l’Université de Sabanci et à l’Université des beaux-arts de Mimar Sinan.

Rahime Sarıçelik- Vous avez écrit des livres sur la musique, sur les musiciens et sur les souvenirs que vous avez de votre père, Sabahattin Ali. À première vue, si l’on en croit le titre, ce père était remarquable, Yok Bi’şey Acımadı ki « Il n’y a rien qui a fait mal …». À la page 49 de votre livre-mémoire, « Après avoir perdu mon père », vous avez écrit que vous avez vu votre père pour la dernière fois en février 1948 et que vous espériez qu’il reviendrait un jour, même si vous n’aviez aucune nouvelle de lui. Bien que la mort de votre père vous ait causé une infinie douleur, vous avez connu un parcours de formation réussi qui a même été prolongé de 1985-1986 par une maîtrise au département de musicologie du King’s College de l’Université de Londres. Vous en parlez dans votre livre, mais pour ceux qui ne l’ont pas lu, pouvez-vous nous parler un peu des raisons qui vous ont poussée à écrire ce livre ?

Filiz Ali- Le livre que vous mentionnez peut-être appelé une autobiographie. Au début du livre, j’avais dit « Il n’y aura ni tristesse ni larmes dans ce livre. Je vous parlerai toujours de bonnes choses. » Ce livre est l’histoire des personnes que j’ai prises comme exemples, essayant de surmonter les mille et une difficultés, souffrances, obstacles et déceptions sans en faire des tragédies, connaissant la valeur de l’art, de la musique, des belles amitiés, et essayant de profiter de chaque moment de la vie avec conscience.

Rahime Sarıçelik- Malheureusement le meurtre de votre père Sabahattin Ali est le premier meurtre non résolu en Turquie. De 1948, l’année de son assassinat, jusqu’en 1965, il y a eu un grand silence sur l’auteur. Alors qu’on parlait de Sabahattin Ali à l’étranger, ses amis les plus proches en Turquie n’ont pas parlé de votre père. Ses livres ont été interdits jusqu’en 1965. Vous avez encore du mal à connaître la cause de sa mort et à savoir où se trouve sa vraie tombe, ou au moins à récupérer ses affaires. Y a-t-il une petite amélioration aujourd’hui ?

Filiz Ali- Non, malheureusement cela n’arrivera plus.

Rahime Sarıçelik- Votre mère a rencontré beaucoup de difficultés après la mort de votre père. A cette époque, c’était une jeune femme. Comment les choses se sont passées après sa mort ?

Filiz Ali- « Nous étions dans la rue avec ma fille. J’avais économisé 1500 livres grâce à l’argent prévu pour les dépenses familiales. Je crois toujours aujourd’hui que cet argent nous a sauvés, ma fille et moi-même. Si je n’avais pas payé le loyer, ils m’auraient mis à la porte. Où serions-nous allées ? Il n’y avait personne pour s’occuper de nous. Ils nous avaient oubliées. Ils n’ont même pas écrit de lettres. » (Sabahattin Ali, Filiz Ali Laslo-Atilla Özkırimli, Cem Yayınevi, 1979). Ceux qui devaient de l’argent à mon père à cette époque avaient également oublié leurs dettes. Seuls Abidin Dino et Zekeriya Sertel ont envoyé 1000 lires à ma mère. Nos proches avaient eu peur et se faisaient discrets. Ma mère, qui n’avait jamais travaillé pour gagner sa vie, a commencé à travailler grâce à quelques amis proches. Quand j’ai commencé mes études au Conservatoire après avoir réussi l’examen d’entrée et que je logeais gratuitement à l’internat de celui-ci, elle a été soulagée. Ma mère était une jeune et belle femme. Elle aurait pu se remarier si elle l’avait voulu. Mais elle est restée fidèle à la mémoire de mon père pendant toute sa vie. Elle a vécu avec honneur en étant l’épouse de Sabahattin Ali et est décédée en 1999.

Rahime Sarıçelik- Sabahattin Ali a travaillé comme journaliste dans les dernières années de sa vie et a écrit des articles très critiques. À la suite d’un article publié dans le journal « Zincirli Hürriyet » (La liberté enchaînée) où il critiquait le gouvernement de l’époque, il a senti le danger et a voulu fuir le pays. Ainsi, il a demandé un passeport à la France et cette demande n’a pas été acceptée. Pensez-vous que Sabahattin Ali aurait joué un rôle important en France s’il avait réussi à s’échapper et à venir en France en 1948 ?

Filiz Ali- Je ne connais pas la réponse à cette question.

Rahime Sarıçelik- C’est un fait bien connu que les œuvres de Sabahattin Ali doivent figurer parmi les classiques mondiaux. Qu’en pensez-vous ?

Filiz Ali- Bien que Sabahattin Ali ait vécu à une époque où la littérature turque et la langue turque n’étaient pas connues dans le monde, quelques années après sa mort, il a été traduit dans les langues de l’Union soviétique et des pays d’Europe de l’Est et est devenu un écrivain connu dans le monde socialiste. Il a fallu du temps pour qu’il soit traduit dans les langues d’Europe occidentale. La première traduction française est celle de Youssouf le taciturne  (Kuyucaklı Yusuf) (1937)de Paul Dumont (Publications Orientalistes de France, 1977). Cette même traduction a été publiée de nouveau en 2003 par Le Serpent à Plume. Les romans  La Madone au manteau de fourrure  (Kürk Mantolu Madonna) (1943) et  Le diable qui est en nous  (İçimizdeki Şeytan) (1940) ont été traduits en français respectivement en 2007 et en 2008 par Jean Descat. Des traductions en allemand ont également été réalisées par Ute Birgi-Knellesen en 2007 (Unionsverlag) et en 2008 (Dorlemann). L’année 2007 a vu également la commémoration du 100e anniversaire de la naissance de Sabahattin Ali. Ainsi, on peut dire que l’auteur a été découvert par l’Europe à l’âge de cent ans. La première traduction anglaise est celle de Penguin en 2016 de Madonna in Fur Coat par Maureen Freely et Alexander Dawe. La même traduction a été publiée par Other Press à New York en 2017.

Rahime Sarıçelik- Si vous deviez comparer la Turquie de Sabahattin Ali à celle d’aujourd’hui, que diriez-vous ?

Filiz Ali- Il est très difficile de faire une telle comparaison. Ma vie s’est écoulée au milieu de divers coups d’État, de la loi martiale, des couvre-feux et des actes terroristes. Je n’ai plus qu’à être reconnaissante d’avoir survécu à tous ces événements. Même si aujourd’hui cela semble être lié à la pandémie, nous vivons dans une période de loi martiale et de couvre-feu. Les interdictions de réunion et de manifestation sont toujours appliquées aujourd’hui. Je suis également curieuse de connaître les résultats des évaluations qui seront faites par des sociologues, des politologues et des historiens.

Rahime Sarıçelik- En 2018, les livres de votre père ont été beaucoup vendus en Turquie. En fait, La Madone au manteau de fourrure (Kürk Mantolu Madonna) (1943) a été vendu à environ un million et demi d’exemplaires. Au Département d’études turques de l’Université de Strasbourg, le professeur Stéphane De Tapia, directeur du département, le professeur Paul Dumont qui a traduit le roman Youssouf le taciturne (Kuyucaklı Yusuf) (1937) en français, le turcologue Johann Strauss, le professeur Ragıp Ege et moi-même, nous avons organisé une journée pour célébrer la mémoire de Sabahattin Ali. Nous avons voulu vous inviter à cette occasion. Malheureusement, nous n’avons pas pu vous inviter en raison de votre maladie. Néanmoins, vous avez toujours répondu à toutes mes questions. En effet, à la question que j’avais posée sur la date exacte du décès de votre père (date qui n’est pas connue) et qui était : « Comment avez-vous enduré la douleur suscitée par cette énigme ? », vous m’aviez répondu : « Hayat insanı eğitiyor. » (La vie éduque l’être humain.) Je n’ai jamais oublié cette phrase. Pour en venir à ma question, les livres de votre père sont-ils encore largement lus par presque tous les groupes d’âge ? Selon vous, quelle en est la raison ?

Filiz Ali- J’ai dit que Sabahattin Ali a été redécouvert après avoir eu cent ans. On peut attribuer cela au fait que son art, son langage, sa narration et les sujets qu’il traite ne vieillissent pas. Cela signifie que le jeune lecteur de notre époque se retrouve dans ses paroles et ses déclarations.

Rahime Sarıçelik- Vous avez également attiré notre attention sur la Médaille « Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres », décernée par le Ministère français de la Culture en 1995. Pouvez-vous parler de ce prix ou de votre proximité avec la France ?

Filiz Ali- J’ai reçu ce prix en 1995. Il a été donné pour mes travaux spéciaux sur la musique et l’art français. Lorsque j’étais directrice artistique générale de la salle de concert « Cemal Reşit Rey » entre 1990-1992, nous avons eu l’occasion d’organiser des concerts et des spectacles très productifs avec les directeurs du Centre culturel français d’Istanbul. Ce prix est le fruit de ces travaux.

Rahime Sarıçelik- Pourquoi avez-vous choisi la musique comme profession ?

Filiz Ali- Je n’exagérerais pas si je disais que je suis tombée dedans quand j’étais petite. Avant ma naissance, mon père avait été nommé professeur d’allemand au Conservatoire d’État d’Ankara, puis il était devenu l’assistant et le traducteur du célèbre réalisateur et acteur allemand Carl Ebert, qui avait été nommé à la tête des départements de théâtre et d’opéra ouverts au Conservatoire. Ma première formation musicale a commencé à un très jeune âge en allant aux concerts d’orchestre et de musique de chambre donnés au Conservatoire d’État d’Ankara le samedi avec ma mère et mon père. Dans les années suivantes, j’ai continué les cours d’opéra et de théâtre commencés du vivant de mon père, les répétitions et les spectacles. La musique classique était toujours entendue à la radio à la maison. Je n’ai jamais pensé à un métier autre que la musique et les arts du spectacle.

Rahime Sarıçelik- Pouvez-vous nous parler en tant que musicologue de la perception actuelle de la musique et de l’art contemporains en Turquie ?

Filiz Ali- La musique, en particulier la musique classique, est devenue une marchandise qui peut être achetée et vendue partout dans le monde depuis les années 1990. Cependant, la musique et les institutions musicales en particulier ont survécu avec le soutien de l’État, du Palais [à l’époque ottomane], des municipalités et des associations de mélomanes tout au long de l’histoire. Grâce à ce soutien, elles ont eu la possibilité de créer et de s’exprimer librement. Dans notre pays, la formation des musiciens et l’emploi de musiciens qualifiés se faisaient avec le soutien de l’État jusqu’à ces dernières années. Les étudiants talentueux qui ont passé des examens dans toutes les régions du pays ont été éduqués et formés aux conservatoires d’État. Aucune institution privée n’a été créée dans notre pays pour combler le vide apparu lorsque l’État a retiré son soutien institutionnel à la musique. Il n’y a aucun exemple dans le monde de secteur privé qui soutient pleinement les producteurs de musique. Par conséquent, lorsque le soutien à la musique sérieuse s’est affaibli, il était inévitable pour les producteurs de musique de s’adapter aux conditions de l’économie de marché et d’ajuster leur production au goût de la grande masse. Je pense que c’est la situation actuelle en termes d’arts visuels et littéraires ainsi qu’en termes d’art musical.

Rahime Sarıçelik- Pour terminer qu’aimeriez-vous dire aux lecteurs français ?

Filiz Ali- J’ai essayé de répondre à vos questions du mieux que j’ai pu. Je suis très heureuse si des lecteurs français connaissent et aiment Sabahattin Ali et ses œuvres.

Merci beaucoup pour cette précieuse interview.

Filiz Ali- C’est moi qui vous remercie.

Rahime Sarıçelik a enseigné la langue et la littérature turques à Istanbul. Elle a travaillé en tant que lectrice pendant sept ans au Département d’études turques de l’Université de Strasbourg où elle a enseigné la littérature turque contemporaine. Elle y a obtenu en juin 2020 le grade de Docteure ès Etudes turques. Spécialité : Littérature générale et comparée (Strasbourg, France).

Elle a publié un recueil de nouvelles : Kimliksiz Öyküler (Les nouvelles sans identité) et a traduit en turc Un barbare en Asie d’Henri Michaux.

Elle est l’auteure d’articles et de nouvelles publiés dans des revues et des recueils édités en Turquie et en France.

Elle est membre du PEN club turc.

« « A travers les ténèbres et le vide ». Tumenbayar Bum-Erdene
« La tente bleue ». Galsan Bolormaa »