« J-01 avant confinement » Jean-Emmanuel Medina 5 avril 2020 – Publié dans Littérosa – Mots clés: Alsace, chronqiuecovid19, CoronavirusFrance, Covid-19, Strasbourg

Jean-Emmanuel Medina, après avoir obtenu un doctorat en droit international en 2010, il décide de devenir avocat. Il prête serment en Alsace puis s’installe au Barreau de Strasbourg. En 2017, il co-fonde les Éditions Kapaz.
Flash-back
J-01 avant confinement (16 mars 2020)
Pendant une bonne partie de la soirée de la veille, j’ai pensé à la manière dont j’effectuerais mes courses alimentaires. Je me suis demandé : dans quel magasin irai-je afin de terminer au plus vite et être le moins exposé au virus ?
Je suis encore éveillé lorsque je décide que je me rendrai, dès l’ouverture, dans un supermarché biologique de taille moyenne afin d’éviter la foule et avec elle les dangers de la promiscuité. Il est vrai que le prix souvent prohibitif des produits sélectionne a priori les clients et limite du même coup l’affluence, en particulier en cette période de crise où l’on est poussé à multiplier par trois ou par quatre les quantités achetées.
Réveillé à 07h30, je m’habille avec des vêtements quelconques car j’ai décidé qu’à mon retour, je les mettrai immédiatement au lave-linge. Je prends du gel hydroalcoolique, des gants, des lunettes de protection et un masque filtrant. Je me regarde dans la glace avant de partir… je ne ressemble à rien ! Pire, j’ai l’impression d’être dans une scène de film exactement au moment qui précèderait le basculement vers la fin du monde, où le héros, quelques fois un individu sans histoire, est mis en lumière pour montrer que tout peut arriver à tout un chacun. Rapidement, l’air chaud qui s’échappe à chaque expiration des interstices supérieurs de mon masque handicape sérieusement ma vision en raison de la buée qui se forme sur mes lunettes. Je décide donc de les retirer, du moins le temps du trajet, afin de les remettre au moment le plus opportun.
A la sortie de mon domicile, je suis surpris car il n’y a pas grand monde dehors, pour ne pas dire personne… Quasiment aucun mouvement dans la rue alors que l’horloge du véhicule m’indique qu’il est 8h10. Mon sentiment est partagé, je ne sais quoi penser. Je vais en quelque sorte vers l’inconnu tout en me martelant l’esprit que je dois terminer au plus vite mes courses et éviter tout contact. Je ressens quand même un certain stress et ma panoplie d’accessoires anxiogènes y est pour beaucoup. C’est fou, jamais je n’aurais réellement pensé vivre ce type de situations dont nous avons été préservés, il faut bien le reconnaître, aussi longuement.
Ma génération et celle de mes parents n’ont pas connu de grande pandémie, ni de guerre mondiale. En réalité, nous n’avons pas été préparés collectivement à ce genre d’événement. En ce qui me concerne, j’ai bien écouté les récits familiaux sur la Grande grippe de 1918 ou sur la Seconde guerre mondiale, avec l’assassinat de mon arrière-grand-père maternel par la Gestapo après la rafle de Marseille en 1943, ou la participation aux FFI de mon grand-père paternel et sa déportation en 1944 en Allemagne. La manière dont ces personnages se sont illustrés par leur courage et leur dévouement vibre en moi et me galvanise à chaque fois qu’un probléme se présente. Toutefois, je reconnais humblement qu’il existe une énorme différence entre s’imaginer agir à une époque et s’ériger seul, dans le présent, comme un rempart pour assumer son devoir jusqu’à en perdre la vie.
En songeant a tout cela, je frémis ! Je prends conscience que nous vivons, toute proportion gardée, « notre épreuve » ! Celle dont nous pourrons témoigner aux générations prochaines de ce que nous faisions, de ce que nous ressentions, de nos petites hontes, de nos petites fiertés et surtout de notre grande victoire collective !
J’habite à seulement 7 km d’une grande enseigne biologique. Sur la route, je reste prudent et conduis calmement. Je me demande encore si nous serons collectivement à la hauteur de nos aïeux dans cette épreuve ; serais-je moi-même à la hauteur des miens si les événements se gâtaient ? Je sais que cette période nous demande de garder la tête froide, du sens civique et de faire preuve d’abnégation… mais ce ne sont que des mots car si tout à l’heure les gens se bousculent, s’insultent ou s’écharpent pour un kilo de pâtes, que se passera-t-il ? Les choses vont-elles s’envenimer davantage et la situation basculer ? Quelle sera ma réaction ? Devrai-je continuer à remplir mon chariot en détournant le regard ou intervenir pour aider au rétablissement de l’ordre ? Je me pose toutes ces questions pour galvaniser mon courage, mais en réalité, j’ai déjà la réponse, elle sommeille au fond de moi. Si cela dégénère dans le magasin tout à l’heure, je chercherai pour moi ou pour les autres l’apaisement. Je me mettrai automatiquement du côté du droit, en commençant par dialoguer, tout en gardant précisément dans un coin de ma tête le fameux article 73 du Code de procédure pénale qui m’autorisera à intervenir. Ce dernier devrait d’ailleurs être connu du plus grand nombre car il prévoit que : « Dans les cas de crime flagrant ou de délit flagrant puni d’une peine d’emprisonnement, toute personne a qualité pour en appréhender l’auteur et le conduire devant l’officier de police judiciaire le plus proche ».
Je suis prêt !
En arrivant, moins d’une dizaine de voitures sur le parking et quatre personnes attendent l’ouverture des portes coulissantes en verre. Le rideau de fer vient tout juste de se lever, cela indique l’imminence de l’ouverture des lieux. Pas un bruit aux alentours, je plonge ma main dans ma poche et ressors des quelques pièces dont je dispose, 1 euros. Je m’approche et prends un chariot. Je croise le regard d’une femme d’une quarantaine d’années, je la salue de la tête discrètement, elle en fait de même. Je la trouve plus impressionnante que moi ! Elle a des gants et un casque que j’ai du mal à identifier, peut-être de chantier, que sais-je ? Mais elle arbore une grande visière, sous laquelle elle a mis un masque avec ce que je crois reconnaître comme étant une cartouche respiratoire… J’essaie de croiser le regard des autres mais personne n’ose en réalité se regarder. Tous sont concentrés pour davantage d’efficacité et finir au plus vite leur tâche. Je ne ressens aucune animosité à mon égard dans leur attitude et j’ai même envie de leur montrer qu’ils peuvent compter sur moi ! Après tout, nous ne sommes aucunement concurrents, le magasin est grand et nous ne sommes pas nombreux.
Tout juste ouvert, les premiers entrent sans précipitation. Au même rythme qu’eux, je pénètre dans le magasin. Je me suis fixé une heure pour tout terminer, la liste est longue et je ne connais pas bien le magasin. Après 15 minutes, la densité de clients augmente. Impossible de faire un mouvement sans croiser quelqu’un et parmi eux, certains ont une petite toux qui d’habitude n’aurait inquiété personne mais qui là est suspicieuse, voire anxiogène. Je prends les produits essentiels de première nécessité, des conserves et des produits frais. Je me trouve assez efficace. Je recroise la jeune femme avec qui j’avais échangé un court regard, sa visière transparente présente des gouttes de condensation. Je vois qu’elle transpire, de la de sueur coule le long de ses tempes. Je ne suis donc pas le seul à avoir chaud, à tout mettre en œuvre pour terminer au plus vite mes achats et sortir de ce magasin qui, après une demi-heure, commence à être bondé.
J’ai enfin terminé quand je prends conscience que l’attente à la caisse sera plus longue que prévue. J’aperçois le dispositif mis en place par le magasin afin que les clients puissent respecter entre eux une distance suffisante, marquée physiquement par des palettes empilées façon totem. J’attends au moins 15 minutes. C’est à moi, les articles passent, le caissier est nerveux mais efficace. Étrangement, je focalise mon attention quelques secondes sur son tic verbal, il fait de petits gémissements avec régularité, lui qui semble avoir seulement la trentaine. Il n’a aucune protection, pas de gants, pas de masque, et ne fait qu’éternuer… Je me dis alors qu’en rentrant, je vais devoir désinfecter mes produits. Le prix s’affiche enfin, le caissier me l’annonce. Grâce à D.ieu, je vais bientôt sortir !
Je dois la somme de 348,14 euros !
Je sors mes billets et prends conscience que je n’ai pas pris ce matin mon portefeuille dans lequel je conserve mes cartes de crédit. Je commence à compter les espèces que j’ai en ma possession et là, une peur panique me gagne. A mesure que j’égraine les billets, je prends conscience que je n’aurai pas assez. Le verdict tombe sans tarder, j’ai en ma possession la somme de 250 euros et quelques petites pièces… pas de quoi payer mon chariot ! Les bras m’en tombent, je regarde le caissier, les autres clients, derrière et sur les côtés, j’espère du soutien ou au moins un simple regard compatissant… mais rien. Je me sens seul, vraiment seul ! Et là, le caissier me répète le montant avec un ton plus vindicatif, comme s’il n’avait pas vu que je comptais mes billets sans cesse avec panique et questionnement, pour vérifier ce dont je disposais. « MONSIEUR, VOUS DEVEZ LA SOMME DE TROIS CENT QUARANTE HUIT EUROS ET QUATORZECENTIMES ! ».
A ce moment-là, deux sentiments s’entrechoquent en moi, j’ai peur à l’idée de laisser mon chariot et d’avoir fait tout cela pour rien, je suis également pris d’une rage contre le vendeur qui devient irrespectueux ! De plus, j’entends les clients derrière moi, ils commencent à soupirer pour les moins impatients mais quelques autres que je ne saurais identifier, me demandent tout simplement de partir en laissant mon chariot ! Bien que je comprenne leur impatience, j’aurais tant aimé une attitude plus consensuelle, j’aurais souhaité que quelqu’un arbitre le moment en cherchant à apaiser les tensions, mais rien, strictement rien ! Je suis définitivement seul face à cette problématique. Dans l’impasse, c’est tout naturellement que je sens mon corps se tendre. L’adrénaline se diffuse, mon cœur bat plus fort et mes sens se concentrent. Je retiens mon souffle et je soupire longuement. Je n’ai plus peur, plus honte, je cesse de paniquer… je suis prêt pour le combat, prêt à défendre mon droit de ne pas perdre mon chariot !
Croyant peut-être que j’allais partir sans payer, et encore, rien dans mon attitude verbale ou non verbale ne le suggérait, le caissier me dit, avec une plus grande agressivité encore « MONSIEUR ! MONSSIEEUUR !!! VOUS AA-VANN-CEZ ! VOUS LAISSEZ VOTRE CHARIOT ET VOUS PARTEZ, VOUS PARTEZ MAINTENANT ».
J’ai toutes les raisons d’exploser de rage, j’ai envie de laisser ce sentiment me submerger… Personne ne le sait mais j’ai tous les arguments pour succomber à mon agressivité et en sortir victorieux par la force sans que l’on puisse m’arrêter… mais qui suis-je pour me laisser gagner par ce réflexe primitif ? Ne suis-je pas le gardien de mes sens, de mes états-d’âme et de mes pulsions ?
Bien que je sois légitime dans ma réaction, je dois rester mesuré. Cette force dont je dispose nécessite une grande responsabilité, celle-là même qui me pousse à rechercher en premier lieu le calme intérieur. En quelques secondes, ma mâchoire se détend, ma respiration et mon rythme cardiaque s’apaisent. Je reste vigilant, mais mon choix s’est porté sur une voie plus proportionnée à la situation et son enjeu.
Je choisis l’apaisement en adoptant une attitude physique non agressive. Par respect à l’autorité de pacotille que représente le caissier, je lui laisse le bénéfice de croire qu’il a eu le dernier mot. Son inconscience de faire face à un individu assurément fort, déterminé mais mesuré m’apaise ! Je lui demande de garder son calme et de trouver avec moi une solution. Retirant quelque peu mon masque, je lui dis posément :« Calmez-vous Monsieur, regardez-moi, je suis parfaitement détendu et je ne vais pas partir sans payer mon chariot ! ». Il ne s’est pas encore exprimé, mais avant même qu’il puisse me répondre, je dis d’une voix haute afin que tout le monde puisse entendre et constater, le cas échéant, de mon sang froid : « je vous propose de mettre de côté mon chariot et m’engage à revenir dans 10 ou 15 minutes payer les sommes dues ». Le caissier finit par accepter ma proposition qu’il ne pouvait refuser en présence des autres clients, mais me dit qu’il n’aura pas d’autre choix que de m’encaisser par carte… Bien évidemment, j’accepte !
Je repars à la hâte chercher mon portefeuille. Sur le trajet, j’ai le temps d’appeler mon père qui trouve l’occasion de me sermonner avec un ton qui en dit long sur son agacement. Je lui explique que la situation a failli s’envenimer et que je suis parvenu à trouver une solution. Bien évidemment, je n’ai ni le temps, ni l’envie de lui livrer maintenant tous les détails de l’événement. Je l’appelle car je suis encore sous le choc de la situation même si je suis fier de la manière dont je m’en suis sorti. Il me rassure, j’entends la voix protectrice de ma mère derrière qui m’apaise, et me demande de l’appeler dès que je serai rentré.
En l’espace d’un quart d’heure maximum, je parviens à faire l’aller-retour. A mon arrivée, certains clients qui avaient été présents lors de l’altercation verbale passent tout juste en caisse. J’attends un peu plus d’une minute, un client paie et dans l’intervalle du suivant, je sors ma carte de paiement « dorée », fier de l’arborer comme l’argument ultime de notre monde consumériste absurde, comme la marque de ma victoire ! Je paie et me libère de cette situation.
Je rentre enfin chez moi, soulagé et éprouvé tant nerveusement que physiquement par l’événement.