Je ne m’habitue pas à son absence 3 décembre 2022 – Publié dans Littérosa – Mots clés: Amour, Littérature azerbaïdjanaise, littérature étrangère, Littérature moderne
Keramet Böyükçöl est un des représentants de la littérature azerbaïdjanaise moderne. Né en 1987, il est diplômé de la faculté de philologie de l’Université d’État de Bakou en 2011. Devenu membre en 2010 de l’Union des écrivains azerbaïdjanais, il en a été éloigné en 2015 à cause de ses écrits et discours critiques vis-à-vis de cette institution. Il est l’auteur de trois romans et d’un recueil de nouvelles. Il vend lui-même ses livres dans les rues et les parcs de Bakou, la capitale de l’Azerbaïdjan.
Ilaha se ruait toujours à la gare après le dernier examen. Comme elle craignait les accidents de la route, c’est en train qu’elle se rendait en province.
— Moi aussi, je veux venir avec toi…
— Tu es fou ? Où vas-tu dormir ?
— Je rentrerai ce soir.
— Là-bas, il y a beaucoup d’amis de mon père. Que se passera-t-il s’ils te voient à mes côtés ?
Malgré mes demandes incessantes, elle n’accepta pas de voyager dans une cabine double. Finalement, nous achetâmes des billets de train pour un compartiment avec quatre couchettes. Nous prîmes des kebabs et des canettes de Coca-Cola pour le voyage. Nous nous allongeâmes sur les couchettes supérieures. Il y avait deux femmes âgées dans le compartiment. Elles nous embêtèrent jusqu’à tard la nuit :
— Mon fils, êtes-vous amis ou de la même famille ?
Ilaha me regarda brusquement. Comme si elle me posait la même question de son regard : qui suis-je pour toi ? Au fait, qui était Ilaha pour moi ? Mon amoureuse, peut-être ? Je voulus donner cette réponse. Mais je n’étais pas sûr de sa réponse. J’aurais été embarrassé si elle avait protesté.
— Nous sommes des frères et sœurs, lui répondis-je.
Les deux femmes nous scrutaient. Il était clair qu’elles ne nous croyaient pas. Elles s’endormirent en se tournant le dos. Nous remerciâmes Dieu d’être épargnés de leurs commérages. Mais nous ne pouvions pas discuter tranquillement. Quelques chuchotements, gestes et regards… Nous nous envoyions des messages malgré cette distance d’un mètre qui nous séparait. Cela nous plaisait. Comme si nous jouions à l’amour.
Je n’eus pas assez de forfait pour envoyer mon dernier message. Nous allions nous dire au revoir pour dormir. Ilaha me transféra du forfait sur mon téléphone et nous continuâmes à nous envoyer des messages. Finalement son forfait étant également épuisé, elle s’endormit.
Je contemplai ses yeux avec la torche de mon téléphone portable. On aurait dit que la lune illuminait son visage. Elle avait jeté ses cheveux sur sa poitrine après les avoir tournés derrière son cou. Ses seins se balançaient comme des vagues. Je ne voulais pas que le soleil se lève. Parfois je tendais mes mains pour qu’elles touchent les siennes. Je voulais toucher ses doigts avec mes lèvres comme si je touchais une cigarette. Elle enlevait sa main et marmonnait dans son sommeil :
— Des amis de mon père pourraient nous voir.
Je commençai à compter les lampadaires en regardant par les vitres du train : elle m’aime, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, plus que tout, pas du tout… Je ne voulais pas descendre du train… J’aurais tellement aimé que ce train ne s’arrête jamais ou qu’il rentre à Bakou pour repartir. Je voulais continuer sur ce chemin jusqu’à la fin de mes jours en synchronisant les bruits du roulement du train avec les battements de mon cœur.
Ilaha soupira soudainement en arrivant à la ville de Tovuz. J’eus peur. Je crus qu’un des amis de son père nous avait vus. Il se trouve que nous n’avions pas mangé nos kebabs ni bu nos canettes de Coca-Cola. Nous en rîmes beaucoup. Je ris encore plus fort et plus sincèrement pour plaire à Ilaha. Elle me devançait de quelques pas rapides en apercevant une personne connue. Elle le faisait pour feindre de ne pas me connaître.
C’est également avec le sourire aux lèvres que je l’accompagnai jusqu’à chez elle. Ils avaient un portail de couleur verte, recouvert de liserons. Je la regardai longuement. J’attendais qu’elle me dise au revoir en se retournant. Mais elle ne le fit pas. Elle partit en fermant le portail.
Ce jour-là, j’errai longtemps dans cette ville en attendant la nuit pour rentrer à Bakou en train. Encore un compartiment avec quatre couchettes. Comme par hasard, deux femmes âgées. Seule la couchette d’Ilaha était vide. Le billet de cette place n’avait pas été vendu. Je ne pus pas fermer l’œil de la nuit. Je ne m’habituais pas à son absence. Elle ne s’était pas retournée devant le portail et cela m’avait profondément blessé. Pourquoi ne s’était-elle pas retournée pour me regarder ? Pourquoi ne m’avait-elle pas salué de la main ?
Traduit de l’azerbaïdjanais par Elvin ABBASBEYLI
Corrigé par Valentin DA FONSECA