« La fille de décembre ». Davaadorj Enkhboldbaatar 23 juin 2020 – Publié dans Littérosa – Mots clés: , , , ,

Davaadorj Enkhboldbaatar est né en 1974 en Mongolie. Après avoir étudié la langue et la culture mongoles à l’Université nationale de Mongolie, il a débuté sa carrière de journaliste dans divers organes de presse tout en créant des œuvres littéraires. Il est l’auteur de poèmes, de pièces de théâtre, de scénarios de film, de livres pour enfants, de nouvelles et de romans. Il a reçu trois prix (« Prix de l’Union des écrivains mongols » en 2006, « Ordre de l’étoile polaire » en 2009, « Insigne du travailleur culturel » en 2011). Il fait partie de la nouvelle génération d’écrivains et de poètes mongols. La nouvelle « La fille de décembre » (Arvanhoyor dugaar sariin busgui) est l’une des 11 nouvelles choisies par le jury parmi les 90 présentées au Festival annuel « Utgyn Chimeg-2008 » (Ornement de sens-2008), à l’occasion du 80ème anniversaire de l’Union des écrivains mongols. Ce festival est organisé́ depuis 1990 par l’Union des écrivains mongols, afin d’encourager l’écriture de nouvelles en Mongolie.


Traduit du mongol par Elvin Abbasbeyli


Dès qu’un petit doigt a appuyé sur le bouton de l’ascenseur, le bruit lointain de celui-ci a commencé à venir à cadence régulière de quelque part. Tout de suite après, une sonnerie harmonieuse a retenti derrière la porte qui s’est ouverte. Le petit garçon a sautillé dans l’ascenseur et a atteint le bouton du vingt-troisième étage avec son joli doigt dodu. La porte a commencé à se refermer lentement. La main propre et blanche d’une femme s’est glissée à travers la double porte alors qu’elle allait se refermer. Tu imagines qui se tenait derrière la porte de l’ascenseur quand elle s’est ouverte de nouveau ? La Fille de décembre. Elle a fixé le petit garçon avec un regard étonnamment limpide et compatissant :

« Puis-je entrer, Monsieur ? » Perplexe, le garçon a hoché la tête en toute hâte en voyant en chair et en os la femme qui était le symbole d’amour et de tendresse de tous les hommes de la ville. La porte de l’ascenseur s’est finalement refermée quand elle est entrée précipitamment et s’est placée à côté du garçon.

« Vous allez à quel étage ? » Quand le garçon lui a posé la question, elle s’est accroupie en lui offrant le même regard souriant et transparent :

« Et vous, Monsieur ? Vous sortez à quel étage ? » Du coin de l’œil, le garçon a regardé le bouton du vingt-troisième étage qui était allumé :

« Euh… Moi… Je monte et puis je redescends. Et je remonte de nouveau. J’aime jouer ainsi. » a-t-il bafouillé comme s’il avait fait une bêtise. Mais la fille a dit :

« Moi aussi j’aime jouer ainsi » a-t-elle dit en souriant. Tout étonné, le garçon a ouvert des yeux grands comme des soucoupes.

« Ce n’est pas possible… alors, vous aimez jouer avec l’ascenseur ? » Le sourire toujours aux lèvres, la fille a acquiescé d’un signe de la tête en baissant les paupières. Le garçon s’est écrié d’un ton joyeux :

« C’est très sympa ! ». Pendant qu’ils discutaient, le garçon scrutait sans cesse son long cou blanc et sa poitrine généreuse. Il observait également ses seins visibles derrière sa robe entrouverte au niveau de sa poitrine. Elle était surprise et emerveillée qu’un si petit garçon âgé peut-être d’à peine dix ans la dévisage de manière aussi intéressée. La belle fille s’est relevée pour aplatir les bords de sa robe froissée, tout en regardant le petit garçon. Ayant l’impression que le garçon observait tous ses mouvements et qu’il effleurait son corps entier de ses yeux, elle s’est éclatée de rire comme si quelqu’un la chatouillait.

« Sais-tu qui je suis ? » 

Le garçon a répondu :

« La fille de décembre. Nous avons beaucoup de numéros de décembre. J’ai vu presque toutes vos photos. Le grand-père du voisin a dit qu’il vous aimait. Mes deux oncles aussi vous aiment. Le monsieur qui vend des journaux à l’entrée de l’immeuble a également dit qu’il vous aimait. Les lycéens qui me maltraitent sur le chemin de l’école ont dit qu’ils vous aimaient aussi. » 

La fille demande : 

« Et toi ? » 

Intimidé, le garçon n’a répondu que par un « Hum… » L’ascenseur a fait plusieurs allers-retours entre les étages inférieurs et supérieurs. Le jeu de cet après-midi était plus intéressant que jamais pour le petit garçon. Alors qu’ils jouaient, la fille lui a demandé :

« Et si l’on faisait des bêtises aujourd’hui ? »

« Comment ? » Elle a mis son index sur ses lèvres et a avancé lentement. Puis, elle a appuyé sur le bouton rouge et carré. Le garçon savait très bien que l’ascenseur s’arrêterait si on appuyait sur ce bouton.

« Et si les gens pensent que l’ascenseur est en panne ? » Lorsqu’il a posé cette question avec un air angoissé, elle a répondu, au contraire, en plaisantant :

« Ainsi, ça sera un désordre total. Ne pouvant plus patienter, certaines personnes monteront les escaliers et seront essoufflées à cause de leur gros ventre. Ruisselant de sueur et épuisées, elles diront : « Deux monstres indisciplinés. Si je vous croise, je vous punirai ». Excitée par cette idée, elle sautait presque de joie.

Le garçon ne pouvait pas croire que cette fille, qui était l’objet de l’attention et du regard des hommes et qui menait une vie luxueuse, se comportait avec une telle simplicité avec lui. Malgré cela, il l’a accompagnée dans ses rires. L’ascenseur s’est arrêté au beau milieu des dix-huitième et dix-neuvième étages. Comme les trois côtés de l’ascenseur étaient entièrement en verre, il était possible de voir toute la ville d’ici. Cette ville se trouve dans une grande steppe infinie. On dit que ses habitants sont généreux, ouverts d’esprits, simples, innocents, inoffensifs et connus pour leur hospitalité. Située dans la steppe, sans la moindre ombre de montagnes et de rochers qui puisse l’abriter, cette ville, visible de partout, recevait le flux continu de touristes âgés et fragiles de l’ancien empire du passé. Mais la seule chose à voir dans cette ville était la potence qui faisait la fierté de ses habitants.

« Là, regarde ! Elle est la fierté de notre ville. » En indiquant la direction de la potence, elle était extrêmement fière. Mais ce n’était pas le cas du garçon, qui a répondu avec une voix à peine audible : « Je sais. »

« Notre ville est vraiment belle, n’est-ce pas ? » a-t-elle dit avec une voix sincère et en contemplant avidement les alentours avec ses mêmes regards clairs. Puis elle a continué :

« Quand un journal étranger a écrit au sujet de notre ville, il l’a qualifié de « ville culturelle ». C’est normal, car il existe dans notre ville une potence de trois cent soixante-neuf ans construite en bois de chêne. » Le garçon continuait d’observer la fille qui en parlait avec fierté. Puisque le garçon était fier de la fille et l’aimait de tout son cœur, il continuait de l’observer en train de parler avec fierté. « La potence construite il y a trois cent soixante-neuf ans en bois de chêne de qualité exceptionnelle est une source de fierté depuis que le vingt-deuxième maire de la ville l’a nommée la « fierté de notre ville ». Je ne sais pas qui a prononcé cela pour la première fois ni quand.  Cependant cette expression est toujours répétée par des maires qui se sont succédé, presque à tous les événements culturels qui ont lieu tous les jours dans cette ville que l’on proclame chaque année « ville culturelle ». Les habitants de la ville savent bien que la fierté des historiens concernant cette potence, qui a servi à exécuter les ennemis, est à l’origine de l’adage « La fierté orne la fierté ». Qu’il soit un monument culturel extraordinaire ou non, chaque année, des milliers de touristes s’y rendent pour contempler cette potence. Grâce à leur argent, les habitants de la ville vivent heureux. » 

Le garçon : 

« Quand est-ce que sortira le numéro de décembre ? » 

Cette question inattendue a complètement détourné l’attention de la fille qui était fière de sa ville. Elle a consulté sa montre :

« Il sera imprimé précisément dans une heure et sera distribué demain matin » a-t-elle répondu.  

Le garçon a poursuivi : 

« Quelle pose prendrez-vous cette fois-ci ? » La question du garçon a rendu la fille encore plus nerveuse. Le garçon a poursuivi : 

« Vos poses dans les photos sont vraiment surprenantes. Souvenez-vous de la photo sur laquelle vous tirez sur le maire de la ville depuis le toit d’une maison ? Une autre où vous giflez un chauffeur de taxi et une troisième photo sur laquelle vous vomissez dans les toilettes ? Vos photos sont très belles. Il y a aussi une autre photo où vous rampez entre les pieds de plusieurs riches. Et surtout votre photo où vous dormez au milieu de ces cochons. » « Ah, là franchement, j’avais la chair de poule » a-t-il avoué d’un air un peu gêné.

En effet, c’était incroyable de penser qu’elle vivait dans une ville si petite et si éloignée… Mais elle incarnait la beauté absolue. Elle enchante les yeux et les cœurs des passants quand elle marche dans le vent, habillée d’une robe fine et légère qui suit les lignes de son corps parfait tel une sculpture. On ignorait si ses longues jambes droites effleuraient la terre, mais sa taille fine et ses fesses rondes, qui bougeaient quand elle marchait, rendaient les hommes presque fous. Son regard légèrement sombre pouvait séduire les hommes. Ses lèvres un peu épaisses et son nez droit et retroussé rendaient son visage toujours souriant encore plus parfait.

La fille écoutait le garçon attentivement. 

Le garçon : 

« Qui déniche toutes ces idées ? Vous ? » 

La fille a enfin répondu à cette question :

« Oui. C’est moi. Mon photographe donne aussi d’autres idées. Pourtant, je n’ai pas encore trouvé une belle pose à adopter pour ce numéro. » Elle a laissé échapper un soupir de tristesse en disant que le numéro allait passer à l’impression dans une heure. Alors, en sortant de l’ascenseur pour rentrer chez lui, le garçon s’est retourné et a dit :

« Je passerai très tôt demain matin et j’achèterai le numéro de décembre. » a-t-il promis. Le garçon a aussi demandé : « En fait, je peux dire à mes amis que j’ai joué avec vous ? ». Le garçon était fou de joie quand la fille a acquiescé d’un signe de la tête.

« Merci. Même si je suis fier de cette potence, j’avoue que je suis plus fier de vous. Bonne chance ! » a -t-il dit en sortant rapidement de l’ascenseur. La fille n’a pas eu le temps de lui dire au revoir, mais elle l’a suivi du regard.

Après une longue réflexion, elle a appuyé lentement sur le numéro « un » avec son doigt fin et blanc.

Ce garçon c’était moi. Comme j’avais promis à la fille de décembre, le lendemain matin, j’étais le premier à sortir pour acheter le nouveau numéro de la revue. Pour une raison que j’ignore, je n’ai même pas remarqué que le vendeur m’avait tendu la revue dans un silence absolu, avant de se retourner immédiatement sans me demander de l’argent. Vingt ans me séparent de ce jour. Ces derniers vingt ans ont été comme un enfer pour moi. Je ne ressentais aucune fierté, aucune émotion, aucune excitation, aucune passion. Parce que ce matin-là, j’avais vu la dernière photo de la femme que j’aimais le plus au monde. La fille avait été photographiée pendue à un poteau de chêne qui était la fierté de la ville.

Sa toute dernière photo était plus belle et plus splendide que jamais. Je me suis toujours demandé et je me demande encore aujourd’hui comment elle a pu garder cette beauté, même en quittant ce monde. On dit que les touristes visitant la petite ville éloignée sont devenus de plus en plus nombreux depuis la disparition de cette fille de décembre, qui avait rendu la fierté de la ville encore plus populaire.

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