La littérature kirghize, une littérature figée ? 8 juin 2019 – Publié dans Littérosa

Les auteurs kirghiz continuent de briller dans les concours internationaux. Pourtant, face aux clichés tenaces et au manque d’aides publiques, la menace d’un engourdissement est réelle. Les lettres kirghizes doivent se réinventer.

En novembre 2012, la capitale kirghize accueillait le premier festival dédié à la littérature d’Asie centrale. Depuis, l’événement a fait son chemin. Organisé cette année à Londres en partenariat avec le Centre culturel turc et la maison d’édition Hertfordshire Press, l’Open Eurasia and Central Asia Book forum and Literature festival (OECABF) a reçu près de 800 candidatures – soit cinq fois plus qu’en 2012 – et accueilli plus de 2500 personnes en provenance de vingt pays différents.

Le palmarès final, établi à partir de votes en ligne et d’un jury d’experts, montre la performance réalisée par les auteurs et artistes du Kirghizstan. Malgré la concurrence importante, les Kirghiz sont arrivés parmi les trois premiers de chacune des catégories. La deuxième place dans la catégorie « Œuvre littéraire » a été remportée par Alexandre Zelinchenko, historien et romancier kirghiz, tandis qu’Alex Sidore est arrivé troisième dans celle consacrée aux traductions. Dernièrement, un autre écrivain kirghiz, Artem Khegaï, s’est vu décerné le premier prix d’un concours littéraire international organisé à Moscou.

Le Kirghizstan, ou la maîtrise des clichés littéraires sur l’Asie centrale

Ioulia Eff, une écrivaine vivant à Bichkek, n’est pas surprise par ce résultat : « Je ne vois rien d’étonnant là-dedans : nous avons beaucoup de gens talentueux ». Au carrefour des territoires et des cultures centrasiatiques, le petit pays montagneux est en effet souvent considéré comme la perle littéraire de l’Asie centrale. Des thèmes et caractéristiques propres à la culture asiatique transparaissent depuis des siècles dans sa littérature nationale dont la figure tutélaire, Tchinguiz Aïtmatov (1928-2008), maîtrisait parfaitement les codes : esthétique du conte, souffle épique, amour de la nature et des mythes,  rapport aux ancètres et reflexion philosophique. 

Un cocktail littéraire made in Kirghizstan qui semble toujours populaire auprès des nouvelles générations. « Tchinguiz Aïtmatov est tout pour notre littérature », affirme – dans un clin d’œil à Alexandre Pouchkine – Sardor Ibrahimov, un jeune journaliste kirghiz participant au concours. Systématiquement traduites dans les langues des républiques adjacentes pendant l’ère soviétique, les œuvres d’Aïtmatov, mais également celles d’auteurs contemporains proche de son héritage  – comme Omor Soultanov ou Mousa Mourataliev – ont permis de maintenir la réputation de la littérature kirghize dans l’ex-Union soviétique et à l’étranger.

En questionnant des valeurs communes à toute l’humanité, la littérature kirghize s’est inscrite dans une culture littéraire mondiale qu’elle a enrichi des descriptions épurées du pays des Monts célestes. Louis Aragon n’affirmait-il pas que Djamila, la plus célèbre nouvelle d’Aïtmatov, était ainsi la plus belle histoire d’amour du monde ? Une histoire universelle, également portée par des spécificités qui fondent l’originalité littéraire du Kirghizstan. La tradition de poésie orale, tirée notamment l’épopée de Manas, continue d’être perpétuée par des conteurs célèbres, ou « manastchis », dont Saïakbaï Karalaev (1894-1971) et Kaba Atabekov (1926-2008) étaient les derniers grands représentants.

Conscients de ce patrimoine et mus d’admiration pour leurs maîtres, certains auteurs kirghiz cherchent à préserver l’image littéraire kirghize. Quitte, parfois, à s’enfermer dans des motifs préconçus et répétitifs. Ioulia Eff constate ainsi que la littérature « de yourte et de besh barmak » a beaucoup plus de succès dans les concours internationaux. Pourtant, « sur 100 œuvres [proposées au concours de Londres ndlr.], seulement dix portaient sur l’Asie centrale et ses traditions », se désole l’écrivaine, arrivée en demi-finale du dit-concours.  Une critique des critiques adressée à un festival qui aurait tendance à privilégier des œuvres « cliché » sur l’Asie centrale.

Regarder vers l’avenir

Mais la littérature kirghize sait aussi prendre des risques pour se renouveler. Selon Bakhtiar Koïtshouev, professeur et critique à l’Université russo-slave de Bichkek, les défis politiques, sociaux-économiques et identitaires de l’indépendance ont ainsi « été l’origine de recherches esthétiques et philosophiques qui ont ensuite mené à des évolutions existentielles dans le domaine de la prose et de la poésie  ». 

Des recherches que poursuit toujours Ioulia Eff. Au concours de novembre dernier, l’écrivaine a choisi de soumettre un texte original, hybride entre fiction et réalité. « Si l’on mélange les procédés littéraires du fantastique et du réalisme, on peut obtenir un résultat sain et intéressant », estime-t-elle. Prenant cette exigence de renouvellement au pied de la lettre, Ioulia s’est plongée dans un univers qu’elle jugeait jusqu’alors inaccessible – celui de la littérature pour enfants.

Dans son récit intitulé « La petite fille mouche-cancrelat », l’écrivaine s’inspire directement des histoires de « super-héros » qui, partis de rien, tentent de sauver l’humanité. À l’image de ces derniers, l’enfant craintive au centre du récit se transforme elle-même peu à peu en héroïne culturelle, incarnant le savoir par son attirance pour les nouvelles connaissances. Un attrait qui se fait rare, selon l’auteure, chez la jeunesse kirghize d’aujourd’hui confrontée à une réalité sociale, économique, politique et culturelle souvent difficile.

Derrière les audaces littéraires, l’écrivaine entend avant tout aider les générations futures. « Le but de la littérature de l’enfance n’est pas seulement de divertir mais aussi de faire, à partir d’une fillette ou d’un petit garçon, l’homme ou la femme qui sera en mesure de vaincre ses insécurités et d’affronter le monde compliqué des adultes », souligne Ioulia, psychologue de formation. Des séances de lecture de son récit ont déjà été organisées dans certaines écoles primaires de la capitale kirghize et une partie du tirage sera distribuée gratuitement dans quelques centres spécialisés de réhabilitation.

L’absence d’une politique littéraire cohérente

Si Ioulia Eff a de grands espoirs pour les nouvelles générations, elle attend au contraire peu de choses de la part des instances publiques kirghizes. Ces dernières, depuis 2011, font peu d’efforts pour promouvoir la littérature dans le pays. L’un des seuls programmes littéraires ambitieux créé sous l’impulsion de l’ancienne présidente kirghize, Roza Atunbaeva, a été abandonné en 2013. Il visait à envoyer des livres par la poste dans les zones les plus reculées du territoire kirghiz. Le président de l’association des éditeurs kirghiz, Oleg Bondarenko, parle d’une politique « anti-livre » menée par le gouvernement. Sans succès, il a demandé à plusieurs reprises la levée des taxes sur l’édition, très élevées au Kirghizstan (même les publications scientifiques sont taxées).

Conséquence directe de ce manque d’investissement des autorités, la République kirghize est parmi les pays les moins bien classés de la Communauté des états indépendants (CEI) en matière de nombre de librairies par habitants. Selon une étude parue en 2012, le Kirghizstan compterait en effet une librairie pour 266 000 habitants, contre une pour 33 000 au Kazakhstan et une pour 47 000 en Russie. (En Europe, ce nombre atteint les 15 000 habitants). D’après Oleg Bondarenko, le nombre de librairies à Bichkek serait ainsi passé, entre 1991 et 2012, de 25 à seulement cinq ou six. Outre les librairies, le pays manquerait cruellement d’imprimeurs. Cette insuffisance de l’offre, toujours selon M. Bondarenko, suscite une important pénurie de livres scolaires. En 2012, seuls 50% de la demande des écoles en manuels scolaires aurait ainsi ainsi été satisfaite…

Ces obstacles structurels s’accompagneraient d’un désintérêt pour la littérature auprès des plus jeunes. Les nouvelles technologies, l’immigration de l’élite intellectuelle et la faible urbanisation du pays expliqueraient, toujours selon M. Bondarenko, le déclin de la culture littéraire au Kirghizstan, et notamment de la pratique du kirghize comme langue littéraire (les publications en kirghize représenterait moins de 50% des publications annuelles). M. Bondarenko s’inquiète ainsi de voir la littérature de son pays se transformer en une « littérature figée » dans son glorieux passé.

Internet, vecteur de la nouvelle vague littéraire kirghize ?

Cet alarmisme doit toutefois être relativisé face à la consolidation de nouveaux vecteurs d’expression littéraire sur Internet. Le premier forum kirghiz dédié à la littérature expérimentale a vu le jour en 2011. Créé par l’écrivaine Ioulia Eff et quelques uns de ses proches collègues, le site permet à ses membres de publier, d’échanger et de commenter textes et poèmes sans restriction. « Ici ce ne sont pas le genre littéraire ou la langue qui importent. Seuls l’expérience et le talent comptent », avance l’un de ces amoureux de la littérature.

Parmi les membres du forum, on retrouve Sardor Ibrahimov, un jeune journaliste de 25 ans originaire de la région d’Issyk-Kul, qui a commencé par écrire des comptines et des vœux d’anniversaires. Aujourd’hui, ses poèmes sont publiés dans des almanachs et ses récits traduits en anglais. L’un d’entre eux était présenté au concours littéraire de novembre dernier. Traduite par Andrew Wachtel, le président de l’Université Américaine d’Asie centrale, cette œuvre raconte les souffrances d’un jeune homme atteint d’une paralysie cérébrale depuis l’enfance (écho de la propre histoire de l’auteur) mais aussi de son amour pour la vie. Débordant de motivation et avide de partage, Sardor Ibrahimov est un exemple parmi tant d’autres au sein d’une nouvelle communauté littéraire kirghize qui s’éveille doucement mais sûrement.

Alexia Bosko et Romain Colas, journalistes pour Novastan
Relu par Grégoire Domenach

Source: novastan.org

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