La rencontre avec un chacal 15 décembre 2022 – Publié dans Littérosa – Mots clés: Drame, Littérature azerbaïdjanaise, littérature étrangère, Littérature moderne, Nouvelle
Rasim Garaja est né en 1960 en Azerbaïdjan. Journaliste de profession, il est diplômé de l’Université nationale d’Azerbaïdjan. Il a travaillé en tant que reporter dans de nombreux organes de presse azerbaïdjanaise. En 1991, après la chute de l’URSS et l’indépendance de l’Azerbaïdjan, il a commencé son activité libérale. Il est le fondateur de la première association littéraire d’Azerbaïdjan, « Baca » (La cheminée). Il a également créé la revue de cette association, « Yaşıl söz » (La parole verte). Après avoir vécu en Russie pendant les années de transition et de crise, il est revenu en Azerbaïdjan en 2000. À son retour, il a fondé l’organisation littéraire « Azad Yazarlar Ocağı » (L’Union des écrivains libres) et la revue « Alatoran » (L’aurore). Cette revue a joué un rôle fondamental dans la formation d’écrivains de la nouvelle génération. Actuellement, il est le directeur de la maison d’édition « Alatoran ». Celle-ci a publié plus de 500 livres jusqu’à aujourd’hui. Rasim Garaja est l’auteur de 15 livres de poèmes, de nouvelles et de romans. Il s’exprime contre les traditions soviétiques, aussi bien dans ses œuvres, que dans ses rapports avec la littérature et les écrivains. Il refuse le style traditionnel dans ses œuvres. Il est connu par ses expérimentations littéraires.
C’était les derniers jours du mois d’août. Le professeur Azer Ramizov tourna à droite après être sorti à la station de métro « Académie des sciences ». Après être descendu dans la rue centrale, il se dirigea vers son appartement qui se trouvait près de l’ancien Tribunal de Yasamal. Il n’était pas de bonne humeur. Avançant lentement, il s’arrêtait parfois pour regarder pensivement quelque part. Il était impossible de savoir s’il réfléchissait ou observait tout simplement. Il était docteur en philologie. La sensibilité qu’il ressentait pour les mots le contraignait à chercher un sens caché dans toute chose. Parfois, un simple mot sorti de la bouche des passants l’obligeait à réfléchir. Il voulait alors brosser le portrait de cette personne inconnue en partant de ce mot prononcé au hasard. En le voyant, certains pouvaient penser : « Qui sait, peut-être que cet homme âgé est malade et qu’il s’est arrêté pour attendre que la douleur passe… ». Sans le savoir, cet homme voulait, par ses mouvements lents, saisir le moment de sa mort qui était imminente et arriver à temps sur le lieu de celle-ci.
Il dut s’arrêter de nouveau. Cette fois-ci, il s’arrêta à côté du minibus qui s’était mis au travers du passage piéton. C’est le tas de pastèques à rayures qui retint l’attention du professeur Azer Ramizov. Deux jeunes hommes brûlés par le soleil, l’un dans la benne et l’autre près du camion, déchargeaient les pastèques tout en appelant des clients.
Le professeur Azer Ramizov regarda d’abord longuement les jeunes hommes. Il observa leurs bras musclés et la façon dont ils attrapaient les pastèques en l’air, puis écouta leur accent suave du centre du pays. Puis il fixa les pastèques. Fraîchement cueillie, chacune d’elles était un monde à part avec sa grandeur et son odeur du jardin. Il poussa un grand soupir, comme quelqu’un qui n’avait pas vu de pastèques depuis de longues années. Il décida d’acheter une de ces belles créatures et de la rapporter chez lui. A cet instant, il n’avait pas l’intention de manger cette pastèque. Il voulait tout simplement passer du temps avec cette boule d’énergie, l’observer de près, la sentir et la toucher.
Pendant que les vendeurs étaient occupés par les clients, il se mit à choisir une pastèque pour lui-même. Il tapota puis donna une chiquenaude comme s’il était un vrai connaisseur. Puis, il en prit une et la serra au niveau de ses oreilles. « Ah, celle-là est bonne ! » Quand il voulut la donner au vendeur, il se rendit compte qu’il y avait des griffures sur cette créature ronde qui sentait bon. Peut-être des traces de couteau. Ou bien elle avait cogné quelque part pendant le chargement. Quand il voulut la déposer, le jeune vendeur dit :
— Monsieur, ce n’est rien. C’est juste qu’elle a été griffée par un chacal.
— Griffée par un chacal ?
— Oui, par un chacal. Et ce n’est pas récemment que cela a été fait, mais quand la pastèque était encore petite. Regardez, il y a déjà une croûte sur sa blessure.
Il y avait trois sillons sur la pastèque. Un des sillons, celui du milieu, était beaucoup plus profonds que les deux autres. On voyait presque la chair rouge de la pastèque. En effet, une croûte s’était formée. Ces griffures minces au début s’étaient élargies avec la pastèque qui grandissait. Elles ressemblaient maintenant plus à des rayures de pastèque qu’à des traces laissées par un chacal.
Une expression d’étonnement et de sourire se forma sur le visage du professeur Azer Ramizov. Il s’intéressait à ce genre de petits charmes de la vie. Il déposa la pastèque et se mit à réfléchir. « Un chacal », dit-il à voix basse en bougeant ses lèvres. La prononciation de ce mot était également intéressante. « Quelle est l’étymologie de ce mot ? » Ici, loin des bruits des voitures, de l’odeur de l’essence et de la poussière causée par un excavateur travaillant sur le chantier de l’autre côté de la rue, il y avait un chacal vivant librement dans les zones clairsemées et griffant des pastèques à la tombée de la nuit. Quel beau rêve ! Soudainement, il fut saisi par ce sentiment. Il pensa au chacal, il essaya d’imaginer cette petite créature et soupira profondément en se rendant compte que ce rêve était inaccessible. Pour rendre son rêve plus réel, il demanda au vendeur bronzé :
— D’où vient cette pastèque ?
— De la région d’Imichli.
— De quel village ?
— Le village d’Azadkend.
Désormais, il en avait une idée plus claire. Il n’avait jamais été dans la région d’Imichli. Mais il savait que c’était une région centrale et que ses habitants cultivaient des légumes.
— D’accord ! La région d’Imichli. Le village d’Azadkend… Bon, tu peux la peser pour moi ?
Il partit après avoir acheté la pastèque. Il pensait à l’ennui de la vie citadine et se disait que la vie était beaucoup plus agréable en province en ces derniers jours du mois d’août. Bientôt le temps allait se refroidir, les cours allaient reprendre et ces rêves ne resteraient que des rêves.
Tout en marchant, il pensait au petit chacal détesté de tous, sur lequel on envoie des chiens, qu’on chasse en jetant des pierres ou en sortant les fusils. Qui sait pour quelle raison cet animal désagréable ne mangea pas la pastèque et se contenta uniquement de la griffer. Que devint-il ? Était-il vivant ou mort ? De nos jours, la vie était devenue difficile pour les chacals. Pendant un instant, le professeur Azer Ramizov imagina : « Tu prends ton courage à deux mains et tu laisses tout tomber. En vérité, cela ne demande pas beaucoup de courage. Mais on manque de volonté pour avoir un peu de courage. Et tu pars pour ce village d’Azadkend. » Cela vaudrait la peine de dormir dans ce grenier du potager, rien qu’une nuit, et d’entendre les aboiements des chacals. Devrait-il y aller, devrait-il tout laisser tomber ? Il y réfléchissait sérieusement. Qu’est-ce que ce voyage lui apporterait ? Rien. La seule chose que cela lui apporterait serait de voir les yeux brillants du chacal s’approchant du grenier du potager au beau milieu de la nuit. Mais en échange, il réaliserait quelque chose qu’il n’avait jamais faite de sa vie : il sortirait de la prison de cette vie monotone à laquelle il s’était habitué pendant des années et la rencontre avec le chacal serait en quelque sorte la liberté elle-même. Peut-être qu’il descendrait du grenier pour se diriger vers ce pauvre animal en marchant entre les plates-bandes de pastèques, lui caresserait la tête en s’approchant de lui et serrerait sa tête poilue contre sa poitrine. Ils resteraient ainsi pendant un petit moment dans la solitude de la nuit et du ciel étoilé. Cela ne serait-il pas la meilleure chose du monde ? « Mais qu’est-ce que cela signifie ? Tu es professeur, ma foi ! N’as-tu pas honte de rechercher partout un intérêt ? » se dit-il. « Tu n’y gagneras rien, mais le chacal en sortira gagnant. Il verra que l’être humain n’est pas une créature si dangereuse que cela… »
Avec le sourire qui irradiait son visage à l’idée de ne pas être dangereux pour les autres, il s’était arrêté en attendant le feu vert pour traverser la rue. C’est à ce moment-là qu’après un coup violent, la vue du professeur Azer Ramizov s’assombrit et, ne pouvant rester debout, il tomba sur l’asphalte. La pastèque qu’il tenait entre ses mains tomba violemment et se brisa. Quelques instants plus tard, l’eau de cette pastèque se mélangea au sang qui coulait de la tête du professeur. Une voiture, qui s’était engagée juste avant que le feu ne soit vert, avait braqué vers la gauche pour ne pas renverser un piéton déjà engagé, et avait alors heurté un panneau de publicité. Un morceau de métal arraché de ce panneau par la violence du choc avait pris pour cible la tête du professeur. Le professeur vit ce piéton qui avait frôlé la mort, le moment où cette voiture avait heurté le panneau et même le morceau de métal volant dans sa direction. Tout ceci s’était produit en un battement de cils, au moment même où il serrait le chacal dans ses bras. Le coup n’avait pas été si puissant, mais il avait été suffisant pour tuer le vieux professeur.
Traduit de l’azerbaïdjanais par Elvin ABBASBEYLI
Corrigé par Valentin Da Fonseca