Le courrier de M. Horst Godicke à M. Ramiz Aboutalibov : » Quel destin extraordinaire de ce grand homme… » – La vie d’émigrés 9 mai 2019 – Publié dans Littérosa

« Cher Ramiz,

(Éditeur: Ramiz Aboutalibov est ancien Ambassadeur itinérant du Ministère des Affaires Etrangères d’Azerbaïdjan, Chevalier de la légion d’honneur
décoré en 1998 par le Président Jacques Chirac.)


Je viens de lire « La vie d’émigrés » de Timoutchine Hadjibeyli, que j’ai reçu par courrier hier. Je l’ai dévoré en un jour.
De la première à la dernière page, ce livre m’a fasciné, y compris l’avant-propos et de la préface. Mais la plus grande fascination est celle qu’exerce sur moi le caractère de l’auteur, Timoutchinebey.
Quel destin extraordinaire de ce grand homme, fils de parents exceptionnels ! Dire que je l’ai rencontré chez toi lors d’un dîner parisien, vers 1986 ! Sa réserve naturelle, sa modestie et sa finesse ont fait qu’il ne m’ait pas dévoilé ses origines aristocratiques –  à moi, qui ignorais tout sur ton pays à cette époque. Un sentiment de honte m’envahit aujourd’hui, le même que j’éprouve quand je me rappelle notre première rencontre, dans la Salle des pas perdus, à l’Unesco. Tu venais d’arriver comme nouveau Directeur de la Division des bourses, vers la fin de 1985. Pour moi, tu étais un Soviétique, et mon inculture ne faisait pas de distinction entre les 15 républiques qui composaient l’URSS. « Je suis Azerbaïdjanais », m’as-tu dit, non sans une nuance de fierté. Et moi, sans gêne, « C’est où, l’Azerbaïdjan ? ».
Pendant la Guerre froide, l’URSS était un empire caché derrière un rideau de fer, un pays dont il fallait se méfier, l’image du mauvais Russe se substituant à une réalité complexe. Dans les années 1950, à Hambourg, nos professeurs se référaient aux Russes comme « L’Ivan », soit le méchant qui avait détruit et occupé une partie de notre pays, après avoir violé des femmes par milliers sur sa route vers Berlin, quelques années auparavant. Aux programmes scolaires de mon lycée, seuls quelques chiffres économiques sur l’URSS nourrissaient l’enseignement de l’Histoire. De même pour la RDA, qui était « terra incognita » pour nous. En revanche, nous apprenions par cœur les noms des Etats qui formaient les USA, ainsi que les grands acquis de la civilisation américaine, ce bienfait de l’humanité. Nous vouions une admiration sans bornes aux USA, pays de Rockefeller, de Marilyn Monroe et des Cadillac.
Avec l’âge, je commence à mesurer la dimension de mon ignorance personnelle … et celle de l’humanité en général. Je n’arrête pas de me poser des questions sur ce que les gens ont dû penser de moi – et ce qu’ils en pensent aujourd’hui. Car après tout, la différence entre mon ignorance passée et présente n’est qu’une question quantitative. Peanuts …
Des années lumières me séparent de Timoutchinebey, qui lui, était un esprit totalement différent. Quelle intelligence, quelle sensibilité, quelle élégance ! J’ai adoré ces phrases qui ouvrent des horizons, comme « La colonie azerbaïdjanaise en France (des années 1920) était des plus réduites: une vingtaine de familles en tout et pour tout. Les Géorgiens, huit cent, les Arméniens, des milliers. », ou « … cette France, à la fois accueillante et xénophobe et bourgeoise, où nous jouions les acrobates … », ou « … Simone de Beauvoir, cette insipide et agressive institutrice de choc », ou encore « … (l’URSS) avait laissé (aux Azerbaïdjanais) les vignes, les chants et les danses – pour lui prendre le reste », ou « Les Russes disparurent les uns après les autres, trop rattachés à un passé figé et qui ne reviendrait jamais malgré les cierges et les icônes qui présageaient, chaque année, la fin du communisme et le retour du Tsar ».
Doué d’un sens de l’humour très élégant, l’auteur écrit: « Infirme, Sartre allie un caractère de femme, flexible et suggestible, à un cerveau macromégalique », « La Princesse (…) s’envoya un coup de couteau dans le sein, ne pouvant plus supporter ce chant funèbre, cet abandon. Le sein était abondant et le couteau un peu rond, et on en fut quitte pour l’émotion »; « Il avait une étonnante faculté de comédien qu’il mettait en valeur en passant (…) pour se donner une démarche métaphysique, entre ses fidèles, dans l’ensemble de robustes hollandais très argentés ». 
Les portraits de son père, de sa mère et de son frère: des chefs d’œuvre littéraires !
J’ai du mal à me rendre compte que l’auteur de ces lignes, de ce récit qui représente une sorte d’autobiographie, a disparu il y a plus de 25 ans déjà. Combien je donnerais pour le rencontrer encore une fois, seulement pour lui exprimer mon admiration ! Pudique et réservé, il aurait sans doute été gêné et n’aurait pas apprécié mon élan. Quel noble représentant de ton peuple ! Il me semble en effet que Timoutchine Hadjibeyli était prédestiné, de par ses origines familiales et par les dispositions de son tempérament, à donner la meilleure image de l’Azerbaïdjanais tel que je le conçois aujourd’hui: aimant les arts, la musique et la danse, les plaisirs de la vie et la beauté, tout en restant modeste, mesuré et souriant.

Amitiés,

Horst Godicke »

(Éditeur: Ancien colleque de M. Ramiz Aboutalibov à l’UNESCO)

Le livre est disponible sur notre site:

« Ahmed Bey Agayev : une lumière à la croisée de deux mondes
Point de vue d’un Académicien au sujet de l’« Anthologie de la littérature azerbaïdjanaise » »