« Le disque de la solitude ». Purevkhuu Batkhuyag 13 janvier 2021 – Publié dans Littérosa – Mots clés: écrivains mongols, Littérature étrangere, Littérature moderne
Purevkhuu Batkhuyag, l’écrivain, le poète et le critique, est né en Mongolie en 1975. Il a commencé sa carrière littéraire en 1990. Dans ses œuvres, il traite des sujets tels que les rebondissements de la vie dans la ville moderne et le sort des gens. Ses nouvelles évoquent le réalisme magique et la mythologie. Les œuvres de P. Batkhuyag ont été traduites en plusieurs langues telles que le russe, l’anglais, le suédois, le chinois, le japonais, le français et le coréen. P. Batkhuyag a reçu de nombreux prix littéraires (le prix de la littérature mongole « Plume d’or », 6 fois le prix « La Sainte Muse » de l’art théâtral mongol et le prix de l’Union des écrivains mongols).
« C’est décidé. Je me noie dans la rivière. Je sauterai tout nu … avec une grosse pierre autour de mon cou. Je laisserai volontiers mon pauvre corps aux poissons pour qu’ils se régalent. Et puis, ils seront attrapés par un pauvre pêcheur obsédé passant ses journées au bord de la rivière, nous serons vendus au marché et serons tous mangés ensuite, moi et ces poissons. Après tout, tout le monde se dévore dans ce monde. Avec cette idée dans la tête, je me suis complètement rasé les cheveux, y compris sous les aisselles et les parties intimes hier. Regardez-moi maintenant. Le soleil brille-t-il sur mon crâne rasé ? Cela fait trois jours que je n’ai pas mangé. Je n’ai bu que de l’eau fraîche. Toutes les deux heures, je prends une douche afin de purifier mon corps. Ma décision est irréversible. Adieu ! Rencontrons-nous dans la prochaine vie s’il y en a une. Si non, adieu à jamais ! »
Après avoir lu ce courriel, je me suis levée de mon bureau et j’ai eu un sourire ironique en regardant par la fenêtre. Cela fait un an que ce jeune homme mystérieux a commencé à m’envoyer de tels messages étranges par courriel. En effet, je le connaissais. Collectionneur de vieux disques, il travaille dans une entreprise de distribution. Même si je ne l’avais jamais rencontré en personne, son visage m’était très familier. Puisque tous les jours, je trouvais sur son Instagram ses photos prises avec des poses extravagantes. Au début, ayant cru à ce qu’il écrivait sur sa fin malheureuse, je répondais pour le consoler. Mais aujourd’hui, je m’en moque. Au contraire, c’est même drôle. En faisant disparaître mon sourire, on a sonné à la porte plusieurs fois. « Qui pourrait venir si tôt le matin. Peut-être, quelqu’un s’est trompé de porte ? » ai-je pensé. Restée toujours à côté de la fenêtre, je regardais à travers de celle-ci.
J’ai vu un gros tas fait avec de la neige tombée il y a quelques jours et une pelle en bois plantée au beau milieu de son sommet. Les gens qui passaient à côté de celui-ci ne le remarquaient même pas. « Combien les gens sont aveugles pour ne pas l’apercevoir et s’en réjouir? Je vais m’habiller et je vais sortir. Je prends une photo avec lui et la mets sur mon Twitter avec le commentaire suivant : « Prenons le travail pour un plaisir et, non pas pour une punition » me suis-je dit. J’ai lentement mis mes chaussures, mon épais manteau de fourrure de mouton et mon bonnet en laine. J’ai ouvert la porte en poussant la poignée et je suis tombée sur un colis laissé devant ma porte. Celui-ci était soigneusement emballé dans du papier blanc. Sans franchir le seuil de la porte, je suis restée à l’intérieur et je me suis empressée à déballer le paquet. Il y avait un vieux disque suffisamment abîmé par l’aiguille du tourne-disque. Le papier rouge couvrant son large trou central portait l’inscription Freddie Mercury « Living on My Оwn ». Je n’ai pas mis du temps à deviner son expéditeur. Ça devait être cet homme-là.
J’ai été saisie par une envie soudaine d’écouter le disque. Pourtant le tourne-disque me manquait. À ce moment-là, j’ai essayé de mettre le disque sur l’index de ma main droite et l’ai tourné avec celle de la main gauche. Les cordes de la guitare se sont mises alors à grésiller et la musique a commencé à retentir. Je ne pouvais pas y croire. Le disque tournait. J’étais pétrifiée et j’avais peur de bouger. En me disant que c’est inconcevable et que ce n’est pas possible, j’ai posé le disque sur mon bureau. La faible chaleur du soleil d’hiver réchauffait mes mains. Je me suis rappelée ce qu’il m’avait écrit dans un courriel, il y a un mois : « Pour moi, toi et le disque, vous êtes le sens de ma vie». Cet homme a certainement perdu la raison. Il pourrait bien être un sadique ou un masochiste. Toutefois, je n’ai pas cessé de lire ses lettres qui racontaient les différentes façons de son éventuel suicide.
« J’ai pris la décision de me jeter du bâtiment le plus haut. Soit je serais écrasé à terre, soit je m’envolerais dans l’espace infini. Ensuite, je deviendrai une étoile noire brillant comme un disque tout neuf. Chaque soir, je t’observerai du ciel. Ne ferme surtout pas les rideaux de ta fenêtre, s’il te plaît. C’est tout ce que je voudrais. Pourtant, il y a encore une autre chose à te demander. Je suis tout seul dans ce monde. Même si j’ai des proches, on ne s’est pas vus depuis une éternité et on a perdu le contact depuis longtemps. Donc, je te lègue ma collection de disques et le tourne-disque aussi… Ma décision est définitive. Adieu pour toujours ».
Je me suis appuyée sur le rebord intérieur de la fenêtre sur mes coudes et j’ai regardé dehors. La pelle en bois se trouvait toujours debout sur le monticule de neige. « Bientôt, le printemps arrivera et la neige fondera en ne laissant que cette pelle en bois. Celle-ci sera abandonnée toute seule dans un coin de la cour en attendant l’hiver prochain. La pauvre sera mouillée sous la pluie d’été et sera séchée au vent chaud de printemps. C’est dommage ». Il est évident que ce jeune homme est un vrai imbécile d’avoir eu l’idée d’écrire pendant toute une année entière son suicide à une femme qu’il ne connaissait pas du tout. Quel genre d’homme ose écrire ses étrangeset stupides façons de mourir » me suis-je dit. À cet instant, un pigeon gris gelé par le froid s’est posé sur le rebord extérieur de la fenêtre en interrompant ma réflexion. L’oiseau a tourné ses yeux clairs et brillants et a pris la position de s’envoler à un moindre mouvement. Nous nous sommes regardés l’un et l’autre à travers la vitre. « S’il était effrayé à tel point pour s’envoler, pourquoi était-il posé sur la fenêtre devant moi ? Il s’est posé là où il pensait être en sécurité. Toutefois, si cet idiot se jette vraiment du toit de l’immeuble, il sera écrasé à terre. D’ailleurs, pour qui veut-il se suicider, cet idiot ? Tant pis, s’il se tue pour lui-même. Cela ne me regarde pas s’il est vivant ou s’il est mort. Mais s’il veut mourir à cause de moi, que pourrais-je donc faire ? Cela n’a pas de sens. Personne ne meurt pour quelqu’un d’autre » me suis-je rappelée.
Lorsque j’ai bougé légèrement mes coudes engourdis, le pigeon s’est envolé de peur avant de disparaître complètement derrière deux immeubles parallèles. Je me suis remise à mon bureau, j’ai allumé mon ordinateur et ai relu le courriel du jeune homme. J’ai réfléchi un peu sur sa phrase « se donner aux poissons et se dévorer ». En vérité, comment est-ce que je l’ai dévoré ? Au contraire, c’est lui qui me rongeait l’âme. Si je l’appelais à un rendez-vous dans un endroit public pour mettre fin à cette histoire de courriels ? Mais que faire s’il ne me lâche plus après cette rencontre ? L’idée de me débarrasser à tout prix de cet idiot m’a donné envie de répondre à son message.
« Ne pense pas à mourir à un si bel âge jeune. Pense plus tôt à vivre une vie longue et heureuse. En ce qui concerne les gens qui se dévorent, c’est toi qui me fais peur, me fais de la peine et me déchires le cœur. J’aime ma vie tranquille et solitaire. Par conséquent, toi, tu es entré inopinément dans ma vie et me terrifies par ta mort. Ne m’envoie plus de tels messages. Je ne supporterai pas. Par ailleurs, ta mort ne me concerne pas. Cela n’a pas d’importance » lui ai-je écrit.
Quand j’ai terminé d’écrire la lettre, j’ai appuyé doucement sur le bouton d’envoi de message en réfléchissant quelques instants. Je me suis demandé s’il était nécessaire ou non de le remercier pour le disque de Freddie Mercury à la fin du courriel et si je le faisais, il pourrait bien le prendre pour les faveurs que je lui accordais. À cet instant-là, le pigeon gris est revenu sur le rebord de la fenêtre en battant bruyamment ses ailes. « Oh, te revoilà, l’oiseau, tu es revenu ? Alors, réponds-moi, car, il n’y a personne d’autre à côté de moi à qui je peux m’adresser ». Ayant parlé ainsi à l’oiseau, j’ai souri. « J’écris une lettre à un idiot. Dois-je le remercier pour le disque qu’il m’a envoyé? Qu’en penses-tu, petit pigeon ? » lui ai-je demandé.
« Vous les gens, vous ne remerciez jamais assez les autres dans la vie. Il faut le faire tout le temps » a-t-il murmuré. Je n’en ai pas cru mes oreilles et j’ai sursauté de mon bureau, ce qui a fait s’envoler l’oiseau. « Qu’est-ce qui se passe ? Effectivement, je viens de parler à un pigeon. N’est-ce pas ? Ne perdais-je pas la raison ? ». Me disant ainsi, j’ai supprimé la lettre que je n’avais pas encore envoyée. Le soleil s’était déjà couché et une faible ombre blanchâtre régnait dans la maison. La pièce entière était envahie par une odeur de désolation dont étaient imprégnés tous les ustensiles et les murs. Je me suis levée lentement. Ayant examiné anxieusement le vieux disque que je gardais dans ma main, je me suis approchée de la fenêtre et j’ai jeté un regard dehors. La pelle placée au sommet du monticule de neige restait toujours debout. Peut-être, elle était comme moi, toute seule… Au lieu de rester seule, il vaudrait mieux tourner le disque et écouter la voix de Freddie Mercury même si c’était angoissant. Je me suis éloignée de la fenêtre, j’ai ouvert mon frigo et j’ai pris une pomme toute rouge. J’ai croqué dedans et j’ai sucé son jus. « Après quelques bouchées, il ne restera plus que son trognon et celui-ci sera jeté, à son tour, à la poubelle. Ma jeunesse aussi belle qu’une pomme mûre sera croquée par la vie, son jus sera également absorbé entièrement et puis, je resterai abandonnée toute seule… Peu importe qui est cet homme. J’écris tout de suite à cet idiot. Ce n’est pas important ce que je lui écris. J’écrirai qu’on se rencontre et qu’on se voit » me suis-je dit.
Je me suis remise à mon bureau et j’ai appuyé sur le bouton rose de la petite lampe. Lorsque la lumière a illuminé toute la pièce, il m’a semblé que ma maison était devenue encore plus belle. Finalement, j’ai tapé tout ce qui est venu à l’esprit et j’ai réappuyécourageusement sur le bouton d’envoi de message. J’ai eu l’impression que tout ce qui me pesait dans l’estomac se digérait lentement. Soudain, on a sonné à la porte. J’ai sursauté de surprise et j’ai demandé « Qu’est-ce ? » L’homme a répondu :
– C’est moi. Me voilà, je suis là.
J’ai ouvert la porte sans avoir réfléchi à rien. Devant la porte, j’ai vu le jeune homme au visage brun et au beau sourire qui tenait le tourne-disque dans ses bras. Ce soir-là, on entendait chez moi les chansons de Freddie Mercury et nos rires… Dehors, on apercevait la pelle en bois plantée toujours sur le tas de neige.
Traduit du mongol par Altantsetseg Tulgaa
Kapaz (c) 2021
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