Le grand poète de l’Orient: Nassimi 15 mai 2019 – Publié dans Littérosa

Figure de proue de la pensée poétique et philosophique de l’Orient, le grand poète azerbaïdjanais Saiyid Imad ad Din, dit Nassimi (1370-1414), s’est imposé dans l’histoire des lettres mondiales comme le fondateur de la poésie philosophique d’expression azerbaïdjanaise. Nassimi vécut à la charnière des XIVe, XVe siècles, une époque où la société subissait l’emprise écrasante de l’obscurantisme religieux médiéval, alors que son pays se trouvait sous la botte mongole et qu’à l’Est cornice à l’Ouest, toute diffusion d’idées humanistes, toute lutte contre l’oppression féodale et l’obscurantisme clérical, toute invite à liberer enfin les forces intrinsèques de l’Homme étaient punies de mort ou d’incarcération et les écrits du téméraire, détruits sur le champ en autodafé.

Ce qui nous est parvenu de l’oeuvre du poète prouve qu’il fut indiscutablement une des intelligences encyclopédiques de son temps. Nassimi fut l’un des propagateurs et des maîtres à penser du hurufisme, mouvement mystique panthéiste apparu en Azerbaïdjan à l’aube du XVe siècle. Ce mouvement tire son nom de l’arabe huruf, caractère. Le hurufisme divinise les nombres et les lettres, les associations de lettres qui forment le mot. Pour cette doctrine, les lettres sont au principe de l’Univers, celles-là même qui se lisent sur le visage humain. Toutes les lettres de l’alphabet, tous les écrits sacrés et Dieu lui-même sont ainsi présents sur la face de l’Homme. Et nous rencontrons fréquemment chez Nassimi de ces lignes qui déclarent sans aucune ambiguïté que «le Seigneur tout-puissant n’est autre que le fils de l’Humanité». Nassimi apostrophe l’Homme, son lec- teur, en ces termes : O toi, dont le visage est reflet de la Substance éternelle,
En vérité, tu es Allah clément et miséricordieux.


Nassimi généralise facilement son moi poétique. Lorsqu’il parle à la première personne — comme dans tous les autres cas, au reste — c’est de l’Homme avec une majuscule qu’il s’agit :

Mon terme étant éternel et infinie man origine,
Je dis que dans l’infini et dans l’éternité, je suis le Très-haut.
Tous les noms du Dieu de l’Islam qui se trouvent énumérés dans le Coran,

Nassimi les accorde à l’Homme :
Je suis les trente-deux caractères, Je n’ai ni pair, ni féal, ni remplaçant.

A l’instar des autres religions monothéistes, l’Islam affirme qu’«il n’y a de Dieu qu’Allah». Ce dogme islamique, Nassimi le paraphrase à sa façon :
Chacun saura qu’il n’y a de Dieu que nous
Le jour où nous dévoilerons notre face.

Comme nous l’avons dit, le hurufisme se forma en Azerbaïdjan à la fin du XIVe siècle. Son fondateur, le grand philosophe national Fadlallah Neïmi en exposa la théorie dans le Djawidan, le Livre de l’Eternité. A la fin du même siècle, les hurufites constituent à Bakou une société secrète dont le jeune Nassimi semble bien avoir fait partie. Pour les adeptes du hurufisme, Neïmi s’identifie à Dieu et son Djawidan est le dernier des livres saints. En 1394, après que le père spirituel des huru- fites eut été décapité par Murad, le fils de Tamerlan, Nassimi quitte Bakou pour la Turquie. Très vite son prosélytisme actif en faveur du hurufisme lui vaut les persécutions des autorités officielles et finalement, la prison. Selon certains renseignements épistolaires, Nassimi vit ses derniers jours à Alep.
La légende rapporte ce détail significatif : un jour, un des élèves de Nassimi s’en alla par les rues en déclamant à la cantonade un ghazal de son maître :

Ouvre l’oeil à Dieu-Vérité si tu veux voir ma face,
L’oeil qui scrute son nombril, comment verrait-il le visage divin?

Entendant ces hérétiques paroles, des fanatiques s’emparèrent du jeune homme et voulurent lui faire avouer le nom de l’auteur. L’autre affirma que le poème était de son cru, ce qui lui valu d’être condamné séance tenante à la peine capitale. Informé de la chose, Nassimi serait accouru sur les lieux de l’exécution et aurait réclamé la mise en liberté de l’innocent en revendiquant la paternité de l’oeuvre. Ce qu’entendant, les dignitaires fanatiques rendirent un nouveau verdict: Nassimi serait écorché vif. C’est avec tout l’orgueil qui le caractérisait que le poète alla au terrible supplice. Tandis que le sang coulait déjà, un des bourreaux le questionna:

Toi qui dis être Dieu, pourquoi pâlis-tu tandis que ton sang fuit?
La réponse de Nassimi fut prophétique :
Je suis le soleil d’amour à l’horizon d’éternité.

A l’instant où il se couche, il est dans l’ordre des choses que le soleil pâlisse. C’est ainsi que le poète qui chanta la dignité, la beauté d’âme et de coeur, l’amour de la vérité, est entré dans l’histoire comme un martyr ayant consacré toute sa vie au salut de l’Homme, au triomphe de la justice. Dans ses oeuvres, Nassimi convie l’Homme à se connaître lui-même, à connaître sa nature divine, bien persuadé que seul il est à même de percer les mystères l’Univers. Selon la mythologie orientale, le roi d’Iran Djemshid possédait une coupe d’or qui, une fois remplie de vin, devenait le miroir du monde. Et c’est souvent que nous voyons le poète assimiler l’esprit humain à cette coupe miraculeuse:

L’essance divine est célée dans l’Homme,
L’Homme est le vin qui remplit la coupe de Djemshid.

Car le savoir, la raison sont pour Nassimi le bien suprême, ce qui fait la vraie force de l’Homme:

Toi qui convoites le brillant et l’or, convoite plutôt la science,
La sience de l’Homme n’est-elle pas brillant et or?

Et encore:
O Homme, ta force est dans la connaissance,
L’ignorance est le lot du djinn et du démon.

Selon le poète, l’ignorance est une maladie qui ne se soigne pas. L’Homme doué d’intelligence, conscient de sa nature divine, devient l’élément le plus précieux de la Création :
O qui dis que gemme et terre sont perle précieuse, L’Homme, si beau, si généreux, n’est-il perle encore plus belle?
On sait que pour toute religion, Dieu est 1’Etre absolu qui crée l’Univers sur l’ordre de son Verbe. Pour Nassimi, qui exalte la beauté et la puissance de l’Homme, c’est ce dernier, et lui seul, qui est le véritable créateur de tout ce qui est :

Moi qui suis origine et éternité, Je suis créateur et création au sein de l’Univers.

Quant à l’injonction divine, Nassimi est bien persuadé qu’elle est le produit de la puissance célée dans le verbe humain:
Cet ordre-là fut l’émanation de notre voix, de notre discours, Par quoi fut crée tout ce qui est.

Songeons aussi qu’en proclamant l’Homme Dieu, Nassimi est loin de l’idéaliser, de le projeter dans l’Olympe et qu’au contraire, en situant Dieu dans l’Homme, il se plaît à en souligner le principe matériel:
Le feu et l’eau, la terre et l’air, pourquoi ont-il nom Homme?
Plein d’admiration pour la beauté humaine que caractérisent «les quatre éléments et les six dimensions», le poète s’exclame:

Gloire à celui qui a réuni le feu et l’air à la terre,
Gloire à l’artiste qui a fixé son image sur les eaux!

Beaucoup de poésies décrivent le monde intérieur, les pensées et les sentiments de l’homme transporté par une passion bien terrestre pour la femme, une belle très réelle dont la beauté l’exalte. Le lecteur trouvera un grand nombre de ces brillants spécimens dans le présent recueil.
Nassimi pratiqua la plupart des genres répandus au Proche et au Moyen-Orient et largement représentés dans la poésie classique arabe et perse. Son rôle éminent fut précisément d’avoir été le premier poète d’expression turque à porter ces genres au niveau des grands prototypes classiques. Ses ghazals, roubaïs, mesnevis et qasidas sont des oeuvres brillantes, qui dé- terminent pour beaucoup l’évolution qui va suivre sur le terrain nouveau des langues turques.

Le ghazal (parfois dit gazelle) est une forme poétique comportant de sept à douze distiques, rimés selon le système invariable aa, ba, ca, da, etc. Le dernier distique comporte obligatoirement le nom de l’auteur. Le ghazal glorifie l’amour de la Belle, les affres de l’Amant, l’ennui de la séparation, les joies de la rencontre, et ainsi de suite. Mais Nassimi renonce à l’exaltation exclusive de l’Amante, traditionnelle pour le genre, et opte fréquemment pour une orientation nettement sociale et philosophique. Ses ghazals peuvent comporter jusqu’à 40, voire 50 distiques. Le mariage de la poésie et de la méditation philosophique, l’audace et la richesse du mètre, le caractère mélodieux du vers basé sur l’allitération et la répétition interne de la rime, sont une constante de tous ses ghazals.
C’est en partant des dogmes équivoques de la théologie officielle que le poète va dénoncer les prédicateurs hypocrites et les serviteurs intéressés de tous les cultes, et plus particulièrement de l’Islam:

Toi qui serines à longueur de journée que Dieu est partout présent,
Pourquoi, écervelé, distingues-tu entre la mosquée et la maison de boisson?
Pour lui la mosquée et la maison de boisson, la Kaaba et le temple païen se valent:

Islam et hérésie pour l’amant out même racine,

Où qu’il trouve refuge, l’amant est sur la paille.

Celui qui ne voit pas que Kaaba fait un avec le temple,

Celui-là n’est pas mûr, serait-il un vieillard.

Même lorsqu’il chante la Bien-aimée, Nassimi n’en poursuit pas moins ses attaques intelligentes et audacieuses contre la scolastique théologienne et expose son credo philosophique. C’est souvent que nous le voyons identifier la chevelure de l’Aimée à l’hérésie, à l’incroyance, et son visage à la Foi, le tout en un voisinage d’une grande fascination:
Si le doute n’est la Foi, comment a-t-il pu se produire
Que dans le réseau dubitable de tes cheveux, j’eusse découvert la lumière de la Foi?
Ou encore :
Je le dis à celui qui ne sait le mystère de tes boucles et de ta face:
Ils sont au principe de notre doute, de notre foi, ils sont temple et Kaaba.

Il est clair qu’à cette époque, le libre penseur qui avait la té- mérité d’identifier la mosquée à la maison de boisson, la Foi à l’hérésie signait sa condamnation à mort. Pourtant Nassimi déclare sans sourciller:

Ses yeux sont la taverne, son visage la Kaaba,

Vois cette maison de Dieu, vois taverne de son mihrab.

(le mihrab est la niche qui indique la direction de la Mecque.) Le grand poète iranien Mansour al-Halladj fut pendu pour
avoir déclaré: « Je suis la Vérité ». Nassimi était bien informé de cette tra-
gédie. C’est avec le plus profond respect qu’il cite le nom du martyr dans de nombreux ghazals. Par exemple :
Mansour nous eût-il entendu répéter « Je suis la Vérité ». Lui-même aurait rendu le verdict, lui-même nous aurait mené au gibet.Nassimi célèbre la beauté de la nature, la puissance et la noblesse de l’Homme, la grandeur de l’intellect ; il combat la scolastique religieuse, cultive l’amour de 1’Homme et la dignité humaine, faisant franchir par là une étape nouvelle aux idées humanistes dans la pensée poétique de 1’Orient. Le poète vise invariablement à purifier son personnage central — l’Homme. Il lui inculque une morale humaniste, il lui conseille d’abandonner la duplicité, la lâcheté, la cupidité, l’ignorance, la fatuité, la morgue au profit de la pratique du Bien et du respect de son prochain. C’est à pleine voix qu’il proclame:

Je ne me suis pas rendu complice de l’esclavage de l’Homme.

Dieu sait que je dis la vérité.

Sa poésie est ainsi traversée tout entière d’un puissant souffle d’optimisme. Le poète convie 1’Homme à vivre dans ce monde, à jouir de tous les biens de la vie. A l’instar de toute religion, l’Islam appelle au contraire à la pénitence, à la soumission et promet contre toutes les vicissitudes d’ici-bas, le Paradis et la Félicité éternelle outre-tombe. Nassimi rejette catégoriquement cette alternative et pour lui, le Paradis s’identifie à la fusion avec l’Aimée dans le monde réel:
Ne convoite pas l’Aise de l’autre monde, Houri et Eden c’est de voir son Aimée!
Aussi le voyons-nous apostropher rudement tous ces vaïz, prédicateurs de l’Islam, ces fakihs, législatcurs musulmans ces zahids, serviteurs du culte invitant à renoncer aux plaisirs terrestres, qu’il dénonce comme autant de fameux hypocrites :

Le fakih me presse de céder ce que j’ai contre ses promesses,
Ce faquin n’est-il pas pire que le pire animal?

ou bien :

O prédicateur, en vain aujourd’hui tu me menaces du lendemain.

Le sage est sans peur pour qui le lendemain est l’aujourd’hui.

La religion promettait au fidèle les félicités édéniques du Salsabil et du Kawtar, ces sources dont les eaux sont plus douces que le miel, plus capiteuses que le vin. Pour Nassimi, ces plaisirs-là n’ont qu’une source, les lèvres de l’Amante :

Ainsi que Moïse, si tu adores Sa face, si tu vénères Ses yeux,
Découvre-les en toi et dis à tes amis que tu les a trouvés.
Nassimi quant à lui a confié sa foi au doute exquis de Ses cheveux ;
Sache, ô derviche en haillons, que son précieux zunnar, il l’a trouvé.
On a beau me promettre le miel et le vin de Dieu en Paradis,
Ce sont tes lèvres que je désire, en elles sont le vin et le miel.

L’Homme, répétons-le, sa liberté et son bonheur, sa dignité et sa grandeur sont le leitmotiv de la poésie de Nassimi, la motivation qui la traverse de bout en bout. Hélas, cette grandeur et cette dignité ne peuvent s’insérer dans ce monde :

Les deux mondes tiennent en moi, je ne tiens pas dans ce monde.

Ceci n’empêche pas le poète d’en être profondément amoureux, d’y vivre sa vie et de continuer d’y vivre de nos jours à travers son oeuvre immortelle. Car l’amour de ce monde est l’une des grandes constantes de la poésie de Nassimi. Rien ne mérite à ses yeux d’être échangé contre l’instant élu de la rencontre avec l’Aimée, pas même le Paradis :

Le rival me presse de céder l’aujourd’hui pour celui de de- main,
Contre un monde, l’instant de la fusion avec l’Aimée, point ne lui céderais.

Et Nassimi insiste :

Laissons là, ô mon coeur, les promesses, jouissons de l’instant.

Hier n’est plus, demain est indistinct, dans l’instant est la félicité.

Le poète est profondément convaincu que le Paradis, le Jardin édénique promis dans I’autre monde, est un mot creux :

Toi qui m’invite en ce jour au Paradis futur,
Sache que j’ai déjà trouvé mon Eden sur le seuil de l’Aimée.

Un autre ghazal renchérit :

Venez et voyez, ô vous qui espérez le Paradis à venir :
Je l’ai trouvé en ce jour dans le duvet souriant de ma Belle.

La poésie de Nassimi est le produit caractéristique du bouillonnement social, politique et idéologique dont sont saisis le Proche et le Moyen-Orient, et surtout l’Azerbaïdjan natal, à la fin du XIVe et au début du XVe siecle. Cette poésie reflète très complètement la philosophie de son auteur, une pensée extrêmement complexe, souvent même contradictoire. Ici, les motifs d’optimisme peuvent brusquement céder la place au plus noir pessimisme, la foi en la puissance et la bonté de 1’Homme être submergée par le doute. Alors nous voyons Nassimi déplorer que dans ce monde perfide, il n’y ait ni ami fidèle, ni amants véridiques :

Où est l’ami fidèle à ses promesses?
Où est l’amante dont la parole est vraie?

Un roubaï déclare d’autre part :

Les hommes se sont mués en scorpions et serpents,

Le mal s’est emparé du monde,

Où trouverai-je l’ami au coeur pur,

Où sont done scrupule et justice?

Le poète en vient parfois à maudire le monde, surtout quand il constate que les rênes du pouvoir sont entre les mains de personnages indignes et sots, cependant que les esprits brillants et les sages sont tenus à 1’écart. Mais il ne désespère pas, bien persuadé que la justice doit finir par triompher sur la terre. Il an- nonce allégoriquement:

O rossignol, ne désespère pas en l’absence de la rose, patiente:
L’hiver finira, refleuriront les fleurs, ce sera le printemps.

De nombreux vers se présentent ainsi sous l’aspect de sage édification, de maxime ou de méditation d’ordre éthique. En voici quelques-uns, au hasard:
Dis-toi bien, ô Nassimi, que le pain

Partagé avec le perfide ne te profitera pas.

Ne serre pas la main ennemie, même faite miel.

Garde-toi de boire ce miel, il est dangereux.

Comment l’homme de peu apprécierait-il ta valeur?

Il est dans la nature de l’Homme d’être pur comme cristal.

S’entretenir avec le méchant est séjourner aux Enfers.

Pitié, Seigneur, épargne-moi ce supplice!

Vouloir faire du Démon l’interlocuteur de l’Homme,

Le sage sait bien que c’est une erreur.

Nassimi ne se trompait pas lorsqu’il se déclarait légal des plus grands poètes lyriques d’expression perse : Salman Savadji et Farid al-Din Attar. Lui qui plaçait plus haut que tout au monde la richesse spirituelle, pouvait dire :

Je suis celui devant qui shah et sultan ne sont qu’esclaves,
Je suis celui pour qui le soleil monte la garde.

A l’adresse des êtres bornés, hypocrites, guidés par l’intérêt matériel, Nassimi déclare:
Quoique nous proclamions bien haut :
«Je suis la Vérité»,

C’est de nous qu’émane la sentence capitale,
Et c’est en vain que vous espérez nous égaler,
Vous qui songez à votre or, à votre chef, à votre couronne.

Nassimi recommande donc à ses amis :

Appelez-moi immortellement vif
Car je suis immortel et à jamais vivant.

Et nous ne pouvons que nous réjouir à lire et relire cette poésie majeure venue du fond des siècles, cette poésie de Nassimi qui vivra à jamais comme l’océan sans rivage, inquiet et tumultueux, au fond duquel dorment les Perles.

Vagif Aslanov

« Présentation du livre ‘’Une métamorphose certaine’’ de Tchinguiz Abdoullaïev.
« La mytologie slave ». L’essai de Konstantin Jireček »