« Le jardin du Derviche » Nijat Kazimov 26 avril 2020 – Publié dans Littérosa – Mots clés: Le jardin du Derviche, littérature français, Littérature moderne, Nijat Kazimov, stopcoronavirus
Nijat Kazimov, Co-fondateur des Éditions Kapaz et rédacteur en chef de Littérosa. Directeur de la représentation de la littérature azerbaïdjanaise en France. Auteur du livre « Les pierres en couleurs ».
Nous avons commencé par perdre la notion du temps, d’abord celle des jours puis des mois. Sans regarder son heure sur l’écran de son téléphone, une journée entière pourrait s’écouler sans s’en apercevoir.
Mais ce dont je veux vraiment vous parler, ce sont les possibles effets positifs de la quarantaine, si on la couple avec une certaine philosophie orientale qui m’a été inculquée dès mon plus jeune âge.
Cela ne veut pas dire, que je ne pense pas que cette éviction sociale prolongée ne soit pas dure à supporter, qu’elle ne puisse même plonger certains dans la dépression… Je veux simplement offrir ici une autre perspective.
Un jour, un jeune homme mû par l’envie de comprendre les choses de la vie et le sens de celle-ci, se rendit chez un vieux derviche. Il avait vainement essayé de trouver la reposnse à ses questions tout seul, il avait interrogé les gens autour de lui, du plus jeune au plus âgé, sans que personne n’ait pu lui donner un début de réponse quant au comment du pourquoi. Alors, quand on lui indiqua le vieux derviche, qui vivait en haut de la montagne, le jeune homme n’hésita pas à la gravir pour s’y rendre.
Arrivé à destination, le jeune homme présenta sa requête au vénérable derviche qui l’écouta patiemment, hochant sa tête ornée de longs cheveux blancs et caressant une longue barbe tout aussi enneigée. A l’issue du discours du jeune homme, le vieux derviche esquissa un sourire, interdit au jeune homme de passer le pas de la porte, puis lui dit de l’attendre là.
Sans tarder, le vieux derviche réapparut, portant une cuillère d’huile d’amande, qu’il confia au jeune homme avec ces mots : Je veux bien accéder à ta requête mais avant cela, je voudrais que tu fasses le tour du jardin, cette cuillère à la main, cependant pas une goutte, ne doit tomber à terre. Le jeune homme s’exécuta, fit le tour du jardin, sans prêter aucune attention aux luxuriantes plantes grimpantes, aux roses d’un rose délicat tout juste écloses. Toute son attention était concentrée sur la précieuse cuillère d’huile d’amande qu’il tenait à la main.
A l’issue de son tour, le jeune homme plutôt fier de lui et de l’accomplissement de sa tâche, se planta auprès du derviche, la cuillère d’huile d’amande intacte.
Le derviche lui dit alors : Tu as fait le tour du jardin, mais qu’en as tu-vu? Pourrais tu m’en décrire un seul arbre? Une seule fleur? Une seule herbe? Tu en as fait le tour, les yeux fixés sur l’objectif et de ce fait, tu as été aveugle à tout ce qui t’entourait. Ainsi en va-t-il de la vie, si tu te focalises uniquement sur le but que tu veux atteindre, sans jamais prendre le temps d’en apprécier le chemin, les beautés qui le jalonnent, les rencontres qui le traversent, ta vie coulera transparente comme l’eau. Et tel ce liquide, en voulant en attraper le moment, la substance, elle ne fera que te couler entre les doigts. Le sens de la vie n’est pas ailleurs, le sens de la vie est ici, tout de suite, sous tes yeux. Et toi seul, tu choisis où les diriger.
Le sens de cette petite histoire? Que le moment à saisir, est celui-ci, maintenant. Cette quarantaine, cette éviction sociale forcée, on peut choisir d’en faire un moment où on se rapproche au contraire de ceux qui nous entourent, nos voisins. Avant, on les croisait sans les rencontrer. Maintenant, on leur parle, on s’enquiert de leur santé, on leur emprunte du sucre.
Ma voisine m’a dit hier : « Je ne vous aurais pas connu, s’il n’y avait pas eu cette quarantaine. »
C’est cela qui m’a fait penser à cette histoire de derviche.
Cette quarantaine, certes pénible, certes anxiogène, est une opportunité d’apprécier les gens qu’on saluait distraitement le matin, de savourer les petites choses de la vie, sans forcément courir derrière les grandes.
Et vous? Connaissez-vous vos voisins?