« Le jour où j’ai découvert le coronavirus ». Dilbadi Gasimov 24 mars 2020 – Publié dans Littérosa – Mots clés: , , , ,



Dilbadi Gasimov, Docteur en droit, Avocat au Barreau de Strasbourg, Ecrivain, Co-fondateur des Editions KAPAZ.


Je me suis réveillé comme à mon habitude, j’ai pris mon petit-déjeuner et me suis préparé pour partir travailler comme tous les autres jours précédents et comme ceux à venir. Dans la rue j’ai un sentiment étrange, elles sont vides, très peu de personnes dans les dehors, très peu de véhicules, bus et tram. Je m’arrête à l’arrêt de bus, c’est étrange, d’habitude, à cette heure-ci, des personnes que je croise presque tous les jours et qui prennent avec moi le transport à la même heure sont là. Il y a cette femme qui promène son chien et qui passe tous les jours à proximité de l’arrêt de bus. Il y a mon collègue de travail, Jony, nous prenons le bus ensemble. Il y a aussi cette jeune fille qui porte un sac noir. Il y a aussi les autres, certains sont là tous les jours, d’autres quelques fois par semaines, où sont passés ces gens ?

J’aperçois un individu âgé s’approcher, en me voyant il s’écarte de moi comme si j’étais atteint de la peste. Cela me met en colère, je l’interpelle, « et le vieux dis donc, qu’as-tu à me reprocher ? Que t’ai-je fait ? d’ailleurs dis-moi ou sont passés tous les gens ? ». Il ne me répond pas, me regarde méchamment et presse le pas. Il se tourne parfois pour s’assurer que je ne le suis pas. Cela m’énerve encore, cette fois c’en est trop, je crie pour de bon et l’insulte. D’habitude, je ne suis pas violent, je ne ferais même pas de mal à une mouche, mais là, la rue m’appartient, je suis le roi de cette rue, le vieux qui fuit est mon subalterne. « Oui c’est ça, cours » lui crie-je alors qu’il s’éloigne. Le vieux est parti, je suis à présent seul, mon bus tarde à venir, là je commence à m’interroger, que s’était-il passé ? Ai-je raté quelque chose ? Je commence à repasser la journée d’hier dans ma tête, je suis retourné à la maison, j’ai dîné, bu du vin et regardé sur mon ordinateur la série « Walking Dead ». « Quoi ? » Je commence à crier, « la même chose s’est-elle vraiment produite ? La même maladie a dû toucher toute l’humanité alors que je regardais cette série maudite ? Suis-je donc un survivant ? » L’idée me plaît. Puis j’y réfléchis, « non je suis certainement en train de dormir et mon rêve se forme sous l’influence de la série ». Je commence à me pincer, à sauter, à crier très fort, mais non, je ne dors pas, je suis bel et bien réveillé, ce n’est donc pas un rêve, je ne suis pas un survivant d’un monde apocalyptique. « C’est bien dommage » me dis-je. Je me verrais bien dans ce rôle, le héros solitaire.

A cet instant, je vois une jeune femme s’approcher, elle marche de l’autre côté de la rue et porte un masque. Je cours vers elle, sans attendre que le feu des piétons ne passe au vert. C’est l’avantage vu l’absence de voitures sur les routes.

– Madame, Madame attendez.

Elle s’arrête voyant que je cours vers elle, elle prend peur, et recule.

– Non, non n’ayez crainte, je ne vous veux pas de mal lui dis-je.

– Que voulez-vous alors ?

– Ou sont passés tous ces gens ?

– Quels gens ?

– Les gens, comment dire, tout ceux que l’on croise dans la rue, les citoyens quoi ?

– Ils sont chez eux, confinés, c’est la quarantaine. N’êtes-vous pas au courant ? N’avez-vous pas regardé la télévision ? C’est le Président lui-même qui l’a annoncé.

– Le Président ? Ce n’est donc pas « Walking Dead » ?

– Vous allez bien Monsieur ? elle me scrute, inquiète.

La femme met sa main dans son sac, elle va soit sortir une bombe à poivre, soit son téléphone pour appeler la police. Ni l’un ni l’autre ne me conviennent. Je presse le pas, « Merci Madame, Merci » lui dis-je et je m’éloigne. Je cours, mais pour aller où ? Je peux rentrer et m’enfermer, au moins je ferais comme tout le monde et je serais en sécurité. Ah, attends, la femme avait un sac de courses à la main, les magasins sont donc ouverts ? Je prends la direction du supermarché du quartier, il me faut faire des achats, puis je pourrai me confiner. Je cours vers le supermarché, les rues sont désertes, je me rappelle les scènes de « Walking Dead ». C’est en effet rare de regarder un film de science-fiction le soir et de se retrouver dans les mêmes conditions le lendemain. C’est même excitant. Après tout ce n’est pas si mal tant que cela m’évitera d’aller travailler.

Quand j’arrive au supermarché, je cherche un chariot, mais il n’y a point de chariot. Je cherche partout, d’habitude, il y en a beaucoup, les gens ont dû prendre le magasin d’assaut. Je m’impatiente et je panique à l’idée de ne pouvoir rien trouver à acheter. J’aperçois un homme qui après avoir rangé ses courses dans le coffre de sa voiture se dirige vers l’abri à chariots pour y déposer le sien. Je me précipite vers lui, il s’écarte violemment, « les gens ont-ils peur de leur prochain ? » me dis-je. C’est très étrange de voir comment en une journée le sentiment d’insécurité s’est installé. L’homme presse le pas et avance vers sa voiture. Je me rue vers le chariot en dépassant une grosse femme qui voulait le prendre aussi. J’insère une pièce de 2 euros dans la fente de sécurité et le chariot est à moi. Je suis heureux, je suis victorieux, j’ai un chariot, j’ai envie de crier et de sauter de joie. La grosse femme arrive à ma hauteur et tente d’arracher le chariot, elle m’insulte et crie sa colère.

– J’étais là avant vous et c’est mon chariot, donnez-le moi !-Peste-t-elle.

– Je l’ai pris avant vous, d’ailleurs vous n’y étiez même pas quand il a été déposé.

– Je marchais vers le chariot, vous m’avez poussé et l’avez pris avant moi.

– Quoi ? – Je commence à hurler, – ce ne sont que des mensonges. Tout le monde m’a vu, j’étais le premier. N’est-ce pas Madame, n’est-ce pas Monsieur ? – J’interpelle les clients du magasin.

Personne ne veut se mêler de nos affaires, ils accélèrent leur marche.

Je laisse la grosse femme et marche vers le magasin. Elle continue à hurler et à m’insulter.

Dans le magasin les gens ne font qu’un avec leurs chariots. Ils ramassent et y empilent les produits sur des rayons. Des paquets et des paquets. Des produits invendus depuis des siècles qui restent sur les rayons, les gens leur ont soudainement trouvé une utilité. J’aperçois une famille qui ramasse tout ce qui leur passe à portée de main. Et dans le rayon hygiène, des paquets de papier toilette sont arrachés. Ce produit n’a jamais été aussi courtisé. Comme chaque guerre a un héros, chaque crise a un produit star, cette fois c’est le papier toilette. Il est désormais plus recherché que la viande, voire même que le caviar. Des palettes de ce produit se vident, les employés du magasin en ramènent continuellement, mais rien à faire, il ne tient pas, il faut en ramener encore plus et en mettre dans les rayons. Ces employés habillés d’uniformes à l’effigie du magasin sont des héros, ce sont eux qui nous approvisionnent en papier toilette. Ecartez-vous, laissez-les avancer, ces héros. Soudain, l’employé colle un papier à l’emplacement du papier toilette sur lequel est écrit « rupture de stock », là c’est la catastrophe, on est au bord de l’émeute. « Plus de papier toilette » crient les clients. Je m’écarte, je m’éloigne, je me rends au rayon des biscuits, je regarde, j’ai envie d’en acheter, de les empiler dans mon chariot, mais je me rappelle que je n’en mange pas. Au rayon fruits et légumes, je prends des pommes, puis je me rappelle, j’en ai à la maison. Les dernières que j’ai achetées, je ne les ai pas encore mangées, pareil au rayon fromagerie et boulangerie. Je me rends compte que je n’ai besoin de rien. J’ai tout ce qu’il faut à la maison pour plusieurs jours à venir. D’ailleurs, personne n’a dit que les magasins seront fermés. Ah, j’ai besoin de l’eau, je n’en ai pas suffisamment, je prends donc quelques bouteilles d’eau et me dirige vers les caisses, là j’aperçois ce que je n’avais pas vu. Les queues se sont formées et se prolongent jusqu’au milieu du magasin. Je me mets dans la file mais il y a au minimum 50 personnes devant moi dont certaines ont deux chariots remplis. J’interpelle la personne devant moi, « eh, j’ai quelques bouteilles d’eau, puis-je passer devant vous ? ». Elle me regarde et ricane « quelques bouteilles d’eau ?, c’est tout ce dont vous avez besoin ? N’avez-vous pas compris ce qui se passe ? Qu’allez-vous manger ? Et vos enfants ? » J’interpelle les autres clients de la queue, je demande à passer devant, je n’ai que quelques bouteilles d’eau à payer. Les gens me méprisent, ils me jettent des regards méchants, certains m’insultent même. Je comprends que non, je ne pourrai passer rapidement, j’abandonne donc mon chariot et dehors je croise la grosse femme qui a fini par trouver un chariot, elle a l’air heureuse et se précipite vers le magasin, elle ne m’accorde même pas d’attention. Soudain, je me rappelle, ma pièce de deux euros, je l’ai laissée dans le chariot, j’ai perdu deux euros pour rien. Je marche vers mon domicile et m’enferme pour tranquillement regarder la suite de ma série.

« « J-55 avant confinement » Jean-Emmannuel Medina
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