« Le loup blanc annoncé » (Tserentulga Tumenbayar) 3 janvier 2021 – Publié dans Littérosa

Tserentulga Tumenbayar est née en 1959 à Oulan-Bator, capitale de la Mongolie. Après ses études secondaires, elle est entrée à l’École technique pour devenir spécialiste en électronique de radio. En 1998, elle a fait son Master des Lettres à l’Université nationale de Mongolie. T.Tumenbayar a commencé sa carrière de l’écrivaine en 1985 par la publication de son premier recueil de poèmes intitulé « Les ailes de l’hirondelle ». Aujourd’hui, elle compte plus d’une douzaine de publications (romans, nouvelles et recueil de poèmes) tels que « La Chamane », « Le loup blanc annoncé » et « La pièce de monnaie dorée de la reine Derguene ». Ses nouvelles ont été adaptées au cinéma, à l’opéra, au théâtre ainsi qu’à la télévision et à la radio. Au cinéma : « Le ciel témoignera », « La légende du lait », « La nature nue », « Je veux grandir vite », à l’opéra et au théâtre : « Le loup blanc annoncé », « Mon petit faon », « Le stylo de rêve », « Le cheval de Tamch », à la télévision et à la radio : « Pour l’indépendance », « Le titre national-Mongol », « La nuit blanche du nouvel an », « l’Embryon » et « Le voyage sans le billet de retour ». Les nouvelles de Tumenbayat ont été déjà traduites en russe, en chinois, en anglais, en coréen, en hongrois, en français et en kazakh. Des critiques littéraires mongols et russes ont publié des articles sur ses travaux. Aujourd’hui, ses œuvres font partie des programmes scolaires et universitaires mongols et des écoles chinoises spécialisées en langue mongole ainsi que des matériels pédagogiques des universités de Saint-Pétersbourg et de Corée du sud. Elle a reçu plusieurs prix (« Prix de Natsagdorj », « Prix de l’Union des écrivains mongols », « Plume d’or »).


« Mon chanyu1, mes pièces présagent un loup, plus précisément, un loup blanc » a poussé l’oracle dans un cri de joie en approchant des yeux de l’empereur sa paume dans laquelle s’alignaient en deux rangs les neuf pièces de monnaies chinoises divinatoires :

« C’est vrai, rien de mieux que ça ! » s’est réjoui Touman chanyu. Ayant fait un signe de tête à l’oracle de quitter la salle, il s’est replongé dans ses réflexions en esquissant un sourire narquois. Il se félicitait d’avoir enfin trouvé l’opportunité lui permettant de réaliser le souhait que sa jeune reine aux yeux de biche lui avait fait lors de son accouchement douloureux.

« Je vais mourir. Je mourrai sans doute. Si c’est un garçon, promets-moi qu’il te succédera » s’était-elle fondue en larmes. Touman chanyu s’est souvenu de ce qu’il lui avait inopinément promis : « Je te le jure, ma belle. Mais, surtout, ne meurs pas. Sans toi, je me perdrai ».

En effet, sa jeune souveraine a donné naissance à un garçon et pendant toutes ces années passées, il se cassait inutilement la tête pour trouver le moyen qui lui autoriserait de se débarrasser de son fils aîné, né de sa défunte reine. En bien, Touman avait intelligemment saisi cette occasion et avait décidé de l’envoyer en otage chez les Yuezhis, ses anciens ennemis qui lui réclamaient un de ses fils. Alors, il a consulté son oracle pour savoir si sa décision serait bénéfique à son empire, à son foyer et à sa lignée royale. Dans cet esprit, il a fait venir son fils aîné Modu, l’a fait asseoir à ses côtés et lui a dit sérieusement :

« Mon fils, tu dois savoir que le prince de la tribu de Yuezhis nous avait exigé, à plusieurs reprises de leur envoyer un de mes fils en otage. Je n’ai pas le choix. Je suis obligé de lui donner l’un de vous deux, nous leur achetions nos vêtements et nos tissus. Ton frère cadet est encore trop jeune. Alors que toi, tu as déjà atteint la majorité pour tout comprendre désormais. Tu dois aller dans ce pays inconnu pour le bien de ton pays et de ton peuple. Ceci ne dit pas que je t’humilie. Bien, au contraire, sache que tu es mon fils que j’aime de tout mon cœur. Sois toujours habile et vigilant chez tes ennemis ». Puis, il l’embrassé sur le front. Le jour de son départ, parmi ceux et celles qui étaient présents, Modu n’a malheureusement pas vu un seul visage ayant pitié de lui. Cependant, lorsqu’il a croisé le regard satisfait et le sourire rusé de sa belle-mère qui caressait la tête de son frère cadet, âgé d’une dizaine d’années, l’image douce de sa propre mère soucieuse qui avait consacré toute sa vie à son fils unique et qui l’a quitté pour toujours, il y a quelques années, lui est spontanément revenu à l’esprit. « Si ma mère était encore en vie » a-t-il désespérément murmuré en avalant la boule qui lui serrait la gorge, puis, montant sur son cheval, il est parti au galop pour ce pays lointain, sans jamais regarder en arrière.

Ayant conduit son fils dans la yourte, la jeune souveraine a affectueusement embrassé son enfant sur la joue :

« Mon petit trésor. Désormais, personne ne t’empêchera d’hériter du trône de ton père » en poussant un cri de joie. Son visage rayonnait de bonheur.

Quelques mois plus tard, Touman chanyu a attaqué la tribu de Yuezhis. Bien que son chef ait menacé, à plusieurs reprises, de tuer son fils qu’il détenait en otage, Touman ne l’a pas écouté et a occupé la moitié du territoire de cette tribu et a égorgé un grand nombre de ses habitants.

Par une nuit sombre et pluvieuse, Touman chanyu qui dormait paisiblement avec sa jeune reine a été réveillé par le bruit sourd du sabot d’un cheval. Comme son gros chien n’aboyait pas contre cet inconnu, celui-ci devait être un de ses hommes. Quelques instants plus tard, un homme est entré dans la yourte en soulevant la porte en feutre, puis, après avoir pris un bol en bois, il l’a rempli du lait de jument fermenté dans l’outre accrochée dans la partie sud-est de la yourte et s’est mis à le boire avidement. Saisissant son épée fixée aux treillis en bois de la yourte, Touman chanyu a crié :

« Qui est-ce ? ». Effrayé dans le noir de la nuit, l’homme a laissé tomber son bol de lait par terre et a dit :

« Ils ont failli me déchiqueter en mille morceaux. Je me suis échappé au dernier moment. Que son Altesse, mon père chanyu décide de ma punition ! » s’est-il agenouillé, épuisé, devant son père. Reconnaissant son héritier qu’il avait envoyé en otage, Touman a allumé une lampe à l’huile et a vu son fils complètement mouillé aux yeux épouvantés, au menton tremblant de froid et claquant des dents. En examinant encore une fois le visage de Modu, il lui a demandé furieusement :

« Tu t’es enfui. Est-ce vrai ? »

« Mais, pourquoi je mentirais, père ? » lui a-t-il répondu, à la fois, étonné, vexé et irrité.

« Si c’est vrai. Retourne tout de suite chez les Yuezhis et apporte-moi la tête de son chef ! Tiens ! » lui a-t-il sèchement lancé son épée. Après ces mots, le regard ébahi du jeune homme s’est transformé en un regard enflammé de colère dont il a percé son père. Intimidé, ce dernier, s’est forcé de garder son calme et s’est recouché comme si rien ne s’était passé.

Ayant appris le retour imprévu de Modu, la jeune souveraine, à peine réveillée, a senti son sang se glacer dans ses veines, a eu froid dans le dos et s’est blottie contre la poitrine de Touman chanyu. Profondément dégoûté, Modu a empoigné son épée et les a rapidement quittés.

A l’occasion de la victoire de la tribu de Yuezhis, Touman chanyu organisait une grande fête afin de partager son butin de guerre. Complètement soûl, il dégustait avec plaisir de l’eau de vie remplie dans la coupe faite du crâne du chef des Yuezhis.

« Tant pis pour lui, s’il n’a pas réussi à emprisonner mon fils que j’avais donné en otage et a fini par m’offrir son crâne en guise de coupe. Que ces autres tribus comprennent que ce n’est pas du sang, mais du feu qui coule dans les veines des membres de la famille de Touman chanyu! Qu’elles se prosternent devant nos traces et qu’elles s’agenouillent devant nos ombres ! » s’est-il orgueilleusement vanté. Puis, il a serré les épaules de Modu et lui a dit tout doux :

« Mon fils ! Ton père, empereur des Huns, apprécie ton héroïsme et ta loyauté. Je te déclare donc chef d’une unité de dix mille cavaliers. Sois la lame de mon épée tranchante et la pointe aiguë de mes flèches ! La vraie vengeance se fait par la flèche ». Ensuite, ayant réfléchi un moment, Touman chanyu a continué en adoucissant la voix :

« N’es-tu pas blessé par ce que je t’avais fait, mon fils ? Tu devrais savoir que pour fabriquer une vraie épée, il faut d’abord chauffer le métal dans un feu brûlant et le refroidir ensuite dans l’eau glacée afin de la rendre plus solide ». Puis, il a ri de toutes ses dents. 

« Tu es le loup que l’oracle m’avait annoncé ! Regarde-moi ! » a-t-il ajouté en fixant longuement Modu d’un regard ivre :

« Ses yeux sont exactement ceux d’un loup. C’est incontestable, ha, ha, ha » a-t-il continué de rire. Ce que vient d’énoncer son père a fait comprendre à Modu quelque chose et il lui a répondu par un sourire rusé.

Depuis ce jour-là, Modu gardait une certaine distance avec son père tout en lui restant fidèle. Tout le monde était fier de ses grands exercices militaires réguliers, de ses entraînements au tir à l’arc ayant pour objectif de raviver la flamme du courage de ses guerriers soumis à une discipline rigoureuse.

Un jour, pour mesurer la fidélité de ses soldats à son ordre, Modu a tiré sur son propre cheval.  Ceux qui ont refusé de le suivre ont été exécutés. Plus tard, il a expérimenté cet exercice en faisant d’une de ses femmes une cible. Certains ont obéi et d’autres n’ont pas tiré et ont également perdu leurs têtes. Par la suite, lorsqu’il a tiré sur le cheval de son père, une multitude de flèches des guerriers de Modu ont entièrement percé le corps du cheval.

Même si Touman chanyu savait parfaitement bien de quels entraînements s’occupait son fils aîné, il ne lui avait pas prêté attention. Parce qu’après tout, Modu était son propre fils et bien qu’il l’ait envoyé en otage chez ses ennemis, sans pitié, il l’avait pardonné à son retour et l’a nommé chef de tümen2 pour le remercier de ses services rendus à la victoire sur le prince des Yuezhis. Sûrement, la fidélité à son père l’a fait revenir dans son pays. Si non, s’il avait pensé le contraire, il aurait eu le même courage et la même rancune pour offrir la tête de son père au chef de ses ennemis. « Que celui qui est le plus fort de mes deux fils, hérite légitimement du trône de son père ! Il est de règle que le plus vaillant et le plus audacieux doit diriger ce pays que j’avais unifié grâce à mes précieux efforts ! » avait-t-il pensé. Dans cet esprit, Touman a rejeté le vœu de sa jeune épouse et lui a interdit de ne plus jamais aborder ce sujet.

Un beau jour d’automne, alors que la nature vierge sommeillait légèrement et que les feuilles jaunes des arbres tombaient, Touman chanyu a décidé de voir la force et la bravoure de son fils aîné de ses propres yeux et est parti à la chasse avec lui. Bercé par une fière allure de son cheval derrière Modu, Touman observait sa forte encolure bronzée et le creux profond de sa nuque et se réjouissait vraiment de voir ses bras incroyablement musclés. Il lui semblait qu’il n’y avait pas de plus grand bonheur que de marcher à côté de son fils parmi ces jeunes guerriers robustes comme eux en échangeant quelques mots et en leur racontant de belles histoires de son pays natal et de ses ancêtres. Soudain, un loup mâle sorti du versant de la montagne située à l’est s’est mis à s’enfuir à toutes jambes. A sa vue, tous les hommes ont poussé des cris et l’ont suivi. Surexcités par les cris assourdissants des hommes, les chevaux se sont également lancés à toute allure à chasser le loup. Epouvanté par le bruit des sabots de plusieurs chevaux s’approchant de plus en plus, le loup tout blanc courait à toute vitesse dans la steppe verdoyante. Modu, ses nombreux guerriers ainsi que son père ont tous tiré en même temps sur le prédateur.

C’était une belle journée de chasse. Vers le soir, au moment de rentrer, Touman chanyu est descendu de son cheval et a bu de l’eau pure et fraîche de la source. A ce moment-là, il a entendu derrière lui une voix à la fois tremblante d’émotion et chargée de vengeance qui disait : « Père ! » Saisi d’une anxiété mystérieuse, Touman s’est lentement retourné et a observé son fils avec un regard craintif.

En prononçant « Père, je suis bien le loup dont l’oracle t’a parlé », Modu a tiré sur son propre père et une rafale de flèches de ses hommes ont percé la poitrine du chanyu. Les bras tendus et les yeux ouverts, Touman est tombé aussitôt sur le dos. Devant ses yeux, entre les nuages blancs et fins, il voyait son fils Modu, nouveau-né, tout rouge, dont le cordon ombilical était clampé par le tendon du loup, en train de pleurer et d’agiter ses bras et jambes de manière saccadée. La voix de Modu « le loup annoncé, le loup et le loup » s’éloignait de plus en plus tout en résonnant comme un écho. 

1Chanyu était le titre donné aux chefs des Xiongnu durant les périodes de la dynastie Qin et de la dynastie Han.

2 Tumen ou tümen signifie une unité militaire composée de dix mille soldats chez les Mongols.


Traduit du mongol par Altantsetseg Tulgaa


Kapaz (c) 2021

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