« Le portrait » Magvan Erdenebat 31 décembre 2020 – Publié dans Littérosa – Mots clés: , ,

Magvan Erdenebat est né en 1972 dans la province de Gobi-Altaï. Après avoir étudié la littérature et le journalisme à l’Université de la Littérature, il a débuté sa carrière de journaliste dans divers organes de presse écrite et audiovisuelle tout en créant des œuvres littéraires. Il est l’auteur d’essaies, de nouvelles et de scénarios de séries télévisées et de films. Ses recueils de nouvelles « Le lac bleu profond », « Rien n’est oublié » et « La pluie froide » ont été beaucoup appréciés par les lecteurs. Il a reçu plusieurs prix (« Plume d’or » en 2003 et en 2013, « Prix de l’Union des écrivains mongols » en 2004, le premier prix du concours littéraire « Ornement du sens » en 2005 et 2007, le titre du « Meilleur travailleur » de la télévision nationale en 2009, « Prix de Lodoidamba » en 2009, « Ordre de l’étoile polaire » en 2011, « Bannière rouge du travail » en 2011 par le décret du Président de Mongolie, « Prix de Natsagdorj » en 2016 par Ministère de l’Education et des Sciences de Mongolie).


Le vieux Lamzav approchait de ses quatre-vingts ans et son caractère était devenu de plus en plus difficile. Il se disputait tout le temps pour rien avec ses petits-enfants et ennuyait énormément son gendre Nasanbat qui perdait parfois son sang-froid et se plaignait à sa femme :

« De temps en temps, dis à ton père sénile de se calmer un peu. Pourquoi il embête sans cesse mes enfants ? Ils sont à bout de patience. Pourquoi ils ne peuvent pas vivre tranquillement chez eux ? C’est insupportable. »

« Tu devrais arrêter de détester mon pauvre père. N’as-tu aucune compassion pour les êtres humains ? Tu es trop méchant. Si tu oses, jette-le à la rue ! Tu devrais savoir que les vieilles personnes, c’est comme les enfants. Ellestrouveront une solution seules. Garde ton calme !Par contre, arrête de détester mon pauvre père. Il est suffisamment âgé ! Tu ne le ferais pas si c’était ton père. » lui répondit-elle.

Un de ces soirs, le vieux Lamzav recommença encore une de ses disputes habituelles :

« Hé, Monkhoo ! Сhange de chaîne de télé ! Je veux écouter les infos. Trop vieux et épuisé à présent, je te demande un service. Moi, dans ma jeunesse, j’étais un homme brillant. Ça serait un peu exagéré si je disais que je suis connu dans tout le pays, mais les gens me connaissent bien. С’est vrai que je suis vieux, mais pas encore mort. » A force d’insister ainsi pour changer de chaîne, il finit par récupérer la télécommande. Ce soir-là, les nouvelles qu’il entendit le rendirent extrêmement heureux.

« Avez-vous entendu que la jeune artiste qui avait réalisé mon portrait, il y a longtemps, exposait ses œuvres ? Je suis sûr que mon portrait y sera présenté. J’irai voir l’exposition demain. Voulez-vous m’accompagner ? » demanda-t-il à son gendre et à sa fille. Cette dernière lui réponda :

« Eh bien, papa, pas la peine d’être si excité. Qui sait si ton portrait est exposé ou pas dans cette exposition ? Penses-tu vraiment qu’on ait le temps de te suivre ? »

« Je vous dis que mon portait y est exposé. » dit-il en colère avant de continuer. « C’était un très beau portrait. J’avais supplié l’artiste de me l’offrir, mais elle n’avait pas accepté en disant qu’il s’agissait d’une œuvre d’art. Ces derniers temps, j’avais envie de le revoir encore une fois. Comment peut-on laisser passer l’occasion de revoir un si beau portait ? Franchement, vous me prenez trop souvent pour un cadavre. Je suis encore capable de m’y rendre moi-même. J’irai seul. » dit-il en baissant la voix.

La salle d’exposition était calme et le silence y régnait. Des visiteurs venus seuls ou à deux contemplaient les tableaux exposés et se parlaient à voix basse. Il se demanda pourquoi on n’avait pas le droit de parler fort ou même de crier dans cette salle d’exposition. Toutefois, le vieil homme se dit que c’était l’art, par sa nature et sa splendeur, qui poussait les visiteurs au respect. Retenant sa respiration, Lamzav s’arrêta quelques instants pour regarder autour de lui. Il lui était difficile de croire que son portrait se trouverait accroché parmi tant d’autres parfaitement alignés. « Et si ce n’était pas le cas… » Cette pensée négative lui traversa la tête avant de disparaître immédiatement. Quelques personnes qui avaient remarqué la présence du vieil homme le regardaient de la tête aux pieds en se demandant : « Que fait ce vieillard ici ? » Lamzav n’y prêta pas attention et se mit aussitôt à chercher son propre portrait. L’artiste avait abordé tous les thèmes possibles dans ses œuvres, tels que le paysage pittoresque, la faune, les bouquets de fleurs, la jeune fille à la tête appuyée sur la main, le guerrier ancien, une meute de loups, etc. Certaines d’entre elles étaient si incroyablement bien peintes qu’on les aurait prises pour la réalité.

Tout en cherchant son portrait, Lamzav s’arrêtait devant tous les tableaux et à chaque fois, il poussait un cri d’admiration. Arrivé à la hauteur d’un jeune homme élégant, avec les bras croisés, tenant un rouleau de papier sous le bras et contemplant un portrait, il retrouva enfin ce qu’il cherchait. Alors, il cria de joie :

« C’est mon portrait. C’est exactement le mien. » Et puis, il s’en approcha pour lire ce qui était écrit sur la légende. Il n’y avait que deux mots « portrait » et « gouache » et son prénom « Lamzav » n’y était pas marqué. Surpris, le vieil homme resta bouche bée. Il regarda autour de lui pour demander pourquoi son nom n’était pas inscrit. Malheureusement, personne ne semblait prêter attention à lui. Bien au contraire, le jeune homme qui admirait son portrait tout à l’heure était déjà parti ailleurs. Tellement vexé par le fait que personne ne faisait attention à lui, Lamzav aurait voulu rejoindre le même jeune homme et lui dire :

« Hé, Morveux ! Le portrait qui t’émerveillait tout à l’heure, c’est mon propre portrait. Regarde plus attentivement ! J’étais un si bel homme quand j’étais jeune. » Cependant, ses jambes étaient devenues immobiles et il ne put prononcer un seul mot.

Après avoir observé pendant quelques minutes son beau portrait, le vieil homme se calma un peu. « C’est vrai que j’étais un beau jeune homme, comme sur ce portrait. Regardez mes yeux, mes sourcils, mes épaules et ma poitrine. Je me souviens que les gens avaient peur de mes yeux. Hélas, aujourd’hui, il ne reste plus rien du Lamzav de cette époque-là. » se dit-il en poussant un léger soupir. « Pourquoi l’artiste n’a-t-elle pas mis mon prénom sur la légende ? Elle l’a sûrement oublié. Ou bien, elle a pensé que je n’étais plus de ce monde. Ça doit être ça ! » se dit-il. À l’idée de trouver l’artiste pour lui demander d’ajouter son prénom, Lamzav s’avança vers une jeune fille qui se tenait debout dans un coin de la salle d’exposition :

« S’il vous plaît, où est-ce que je peux trouver l’artiste ? » demanda-t-il.

« La professeure Mandarvaa n’est pas revenue depuis le vernissage de son exposition. Peut-être qu’elle reviendra à sa clôture. Car son état de santé ne le lui permet pas en ce moment. » lui expliqua-t-elle.

Frustré de ne pas pouvoir compléter la légende avec son prénom, Lamzav se dit : « Ah, elle ne va pas bien. Elle aussi doit être âgée aujourd’hui. »

Et puis, il quitta la salle d’exposition. Dehors, les rayons de soleil d’automne réchauffaient agréablement son visage et un vent frais soufflait doucement, comme pour lui remonter le moral. Ravivés par son propre portrait qu’il venait de voir à l’exposition, tous les bons souvenirs de sa jeunesse défilaient rapidement devant ses yeux encore en bonne santé, malgré son âge avancé, comme les images d’un film en couleur. Plus il y réfléchissait, plus il désespérait. « C’est normal que ces jeunes ne me connaissent pas aujourd’hui. Mais, pourquoi ne puis-je pas montrer mon portrait à mes amis ? » Il l’aurait tellement voulu. Toutefois, trouver des amis encore en vie n’était pas facile. Comme il en avait perdu certains de vue depuis longtemps, il était difficile de croire qu’ils ne soient pas morts. Tout d’un coup, Lamzav se rappela que son copain Jav vivait dans un immeuble juste à côté. Donc, il décida de revenir avec lui pour lui montrer son portrait. Mais en arrivant en bas de son immeuble, il apprit malheureusement qu’il était décédé moins d’une semaine auparavant. Le vieil homme poussa de nouveau un soupir.

Alors, il décida de rentrer directement chez lui. En rentrant à pied, il aperçut de la lumière à la fenêtre de sa vieille amie Borkhuukhen.

Il y a quelques jours, ils s’étaient rencontrés et avaient discuté pendant longtemps. Il passa par chez elle. Ses enfants lui racontèrent que leur maman venait de tomber malade et qu’elle ne reconnaissait plus personne. Lamzav repartit de chez son amie aussi vite qu’il était arrivé.

Aujourd’hui, les vieux amis de Lamzav qui pourraient reconnaître son portrait peint il y a plus de quarante ans ont presque tous disparu.

Le soir même, la tension artérielle du vieil homme augmenta brusquement et il tomba malade. De temps à autre, il perdait conscience. En reprenant conscience, Lamzav ne comprenait plus du tout pourquoi il avait vécu une vie si heureuse.


Traduit du mongol par Elvin Abbasbeyli


Kapaz (c) 2020

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