Le premier roman de la littérature azerbaïdjanaise: «Bahadir et Sona» 11 mai 2019 – Publié dans Littérosa

A l’évocation de l’Azerbaïdjan ou de l’Arménie, on ne peut s’empêcher de penser aux conflits qui ont émaillé leur histoire commune. Dès le xxe siècle, les jeunes républiques démocratiques d’Azerbaïdjan et d’Arménie ont des relations difficiles, avec notamment une première série de conflits entre 1918 et 1920. L’intégration au sein de la République socialiste fédérative soviétique de Transcaucasie jusqu’en 1936 mettra en sommeil leurs antagonismes. Avec la fin de l’URSS en 1991, les rivalités entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie se sont réactivées, leurs relations étant essentiellement marquées par des différends militaires qui s’inscrivent dans une concurrence territoriale pour, notamment, l’enclave du Haut-Karabagh. Entre ces deux nations, toujours en guerre malgré le cessez-le-feu de 1994, il n’existe pas à proprement parler de relations diplomatiques. Les frontières entre les deux pays étant toujours fermées, azerbaïdjanais et arméniens se regardent de part et d’autre sans jamais pouvoir se rencontrer.

Nariman Narimanov

Bien que les peuples azerbaïdjanais et arméniens ne se rencontrent que peu souvent dans le Caucase en raison de leur histoire moderne galvanisée par un nationalisme guerrier et conquérant, ces derniers n’ont pas toujours été concurrents, ils se sont même longtemps côtoyés jusqu’au point de s’aimer par l’entremise de deux personnages d’un roman qui à bien des égards remplace tous les accords de paix ou tous les sommets internationaux. Personne ne peut rester insensible à la rencontre amoureuse, bien que fictive, entre l’azerbaïdjanais Bahadir et l’arménienne Sona que nous a légué Nariman Narimanov (1870-1925) en guise de traité de paix pour les générations futures.

Narimanov est l’un des premiers de sa génération à attirer l’attention de ses contemporains sur les nombreux problèmes sociaux qui touchent alors son pays, et plus largement, la région du Caucase. Sa volonté d’œuvrer pour le bien commun le pousse vers l’engagement politique dont il émerge rapidement comme un leader en Transcaucasie soviétisée. Reconnu pour sa plume observatrice et critique, il s’insurge contre l’ignorance, l’analphabétisme, l’absence d’éducation pour les filles, les abus de la religion et met en exergue les problèmes résultant des différences culturelles et religieuses entre les communautés appartenant à des nationalités différentes. Beaucoup de ces thèmes sont présents dans son œuvre la plus célèbre : Bahadir et Sona.

Bahadir et Sona

Publié en 1896, Bahadır et Sona est considéré comme l’un des premiers romans azerbaïdjanais1 ouvrant la voie à une foisonnante littérature teintée d’autocritique et de fierté nationale2. L’histoire met en scène le rapprochement amoureux entre le jeune Bahadır et la belle Sona. Les pérégrinations du couple naissant révèlent leurs différences culturelles. Ces points de divergence poussent Bahadir et Sona à établir une critique factuelle des travers de la société dont ils sont chacun issus. En contact depuis des siècles, les peuples dont ils se réclament ne leur permettront pas de s’unir sans que cela n’entraîne un profond tourment pour eux. Convaincu de ses sentiments à l’égard de Sona mais tout autant lucide sur les difficultés que leur union pourrait engendrer, Bahadir écrira à sa bien-aimée: « Je vous aime et vous m’aimez aussi. S’il y a une loi qui interdit d’aimer, je lutte avec toutes mes forces pour l’anéantir ».

Au travers de ces deux personnages désormais célèbres dans le Caucase, Narimanov a préparé sur un terrain sociétal empli de préjugés tenaces – comme jadis sur un registre quelque peu différent, William Shakespeare (1564-1616) avec Roméo et Juliette dont l’amour tragique réunira les familles Montaigu et Capulet – la réconciliation entre les azerbaïdjanais et les arméniens. L’histoire entre Bahadir et Sona montre que l’Autre, celui qui se situe au-delà de la frontière physique, ethnique, culturelle ou religieuse, est son semblable en ce sens qu’il aspire au même désir, celui d’aimer et d’être aimé, loin de « ces fossés profonds qui séparent les êtres humains » comme l’écrira Bahadir dans une lettre à Sona.

Romeo et Juliette

De façon subtile, l’auteur souligne les points de divergences des deux communautés quant à leur rapport à la religion. Il aborde assez brièvement la question du déclin du monde musulman et la cause qui en serait à l’origine, à savoir l’absence de séparation entre le temporel et le spirituel. Il critique le fanatisme religieux et l’ignorance à l’origine du manque d’éducation, mettant en évidence l’importance de la transmission de la culture pour la prospérité de la société et les relations entre ses composantes ethniques. Si les fanatismes quels qu’ils soient se nourrissent du manque d’éducation des masses plus aisément manipulables, l’accès à la culture pour tous participe au recul de l’obscurantisme.

Narimanov pose plus de vingt ans avant la soviétisation du Caucase, l’idée que l’éducation doit nécessairement être transmise par la collectivité et émancipée de toute ingérence religieuse. Ainsi libéré, l’enseignement pourrait jouer pleinement sa fonction et se diffuser de manière universelle afin que la société ne soit plus soumise aux préjugés traditionnels qui influencent son niveau de développement technique et social ou encore conditionnent son rapport à l’altérité surtout en situation de multiculturalisme.

Jean-Emmanuel MEDINA

1Audrey L. Altstadt, The Politics of Culture in Soviet Azerbaijan, 1920-40, Routledge, London and New York, 2016, p. 23.

2La soviétisation du Caucase a entraîné la destruction de l’élite intellectuelle nationaliste établie durant les années précédant l’avènement de la 1ère République démocratique d’Azerbaïdjan. A partir des années 1930, beaucoup d’intellectuels se conforment au pouvoir central, parmi ceux qui s’y sont opposés ont peut citer Mikayil Mushfig (1908-1938) ou Huseyn Javid (1882-1941).

Le livre est disponible sur le site:

« Umm El Banu Assadoullayev – Banine: Gazelle aux yeux noirs.
« l’Étudiant ». Anton Tchékov »