«Le quatrième passager» Rasim Garaja 2 janvier 2021 – Publié dans Littérosa – Mots clés: , , ,

Rasim Garaja est né en 1960 en Azerbaïdjan. Journaliste de profession, il est diplômé de l’Université nationale d’Azerbaïdjan. Il a travaillé en tant que reporter dans de nombreux organes de presse azerbaïdjanaise. En 1991, après la chute de l’URSS et l’indépendance de l’Azerbaïdjan, il a commencé son activité libérale. Il est le fondateur de la première association littéraire d’Azerbaïdjan, « Baca » (La cheminée). Il a également créé la revue de cette association, « Yaşıl söz » (La parole verte). Après avoir vécu en Russie pendant les années de transition et de crise, il est revenu en Azerbaïdjan en 2000. À son retour, il a fondé l’organisation littéraire « Azad Yazarlar Ocağı » (L’Union des écrivains libres) et la revue « Alatoran » (L’aurore). Cette revue a joué un rôle fondamental dans la formation d’écrivains de la nouvelle génération. Actuellement, il est le directeur de la maison d’édition « Alatoran ». Celle-ci a publié plus de 500 livres jusqu’à aujourd’hui. Rasim Garaja est l’auteur de 15 livres de poèmes, de nouvelles et de romans. Il s’exprime contre les traditions soviétiques, aussi bien dans ses œuvres, que dans ses rapports avec la littérature et les écrivains. Il refuse le style traditionnel dans ses œuvres. Il est connu par ses expérimentations littéraires.


C’est plus confortable ainsi. Les deux passagers assis derrière ne vont pas beaucoup souffrir. Cela sera également le cas du quatrième qui n’est pas encore arrivé. S’il était venu un quart d’heure, une demi-heure, voire quarante minutes plus tôt, tout aurait été complètement différent. Maintenant, tout cela n’a plus aucune importance. Nous sommes déjà partis, mais le quatrième passager continue d’occuper mon esprit. Il est réel et irréel à la fois. Il existe et n’existe pas en même temps. Il existe, car il nous a obligés à dépenser de l’argent. Personnellement, j’ai payé deux manats de ma poche à cause de lui. S’il n’existait pas, aurait-il sa contrepartie en argent ? Il a tout simplement raté le départ du taxi. Peut-être qu’il venait d’entrer dans la station de métro « 28 Mai » au moment où nous sommes partis. Nous devons accepter l’existence d’une telle personne comme réelle, même en nous basant sur des hypothèses. C’est tout simplement notre empressement qui est la raison de sa non-existence. Notre comportement devrait en réalité être qualifié de trahison. Nous l’avons trahi. Nous avons fui en le laissant derrière nous. Surtout qu’il s’agit d’une personne innocente et qui ne nous a fait aucun mal. Nous l’avons jeté dans un puits et coupé la corde, sans qu’il en soit informé. Quelle voiture prendra-t-il pour partir après nous ? Qui portera la responsabilité, s’il a un accident et qu’il meurt ? Bien-sûr que ce sera nous. Il serait venu si nous avions attendu rien qu’un quart d’heure. Il aurait ainsi pu rejoindre sa maison et sa famille sain et sauf. En plus, il est très humain. Grâce à lui, nous avons beaucoup de place. Nous pouvons étendre nos jambes. Nous voyageons très confortablement tout en écrasant cet innocent. Peut-on dire que cet homme n’existe pas ? Bien-sûr qu’il existe. Le côté le plus étrange de cette affaire est que, et je ne m’en suis rendu compte qu’en arrivant à destination, le passager assis devant et celui qui est derrière à côté de moi n’existent plus pour moi. L’un est occupé avec son téléphone. L’autre somnole en écartant largement les jambes. Aucun n’a dit bonjour en entrant dans le taxi. Mais mon dialogue avec le passager absent s’intensifie de plus en plus. J’essaie de deviner son identité et son âge à partir d’indices inexistants. Comme c’était un jour ouvrable, il ne pouvait que venir consulter un médecin en arrivant tôt le matin dans la capitale, pour rentrer le soir dans sa région. Cela voudrait dire que notre compagnon de route a une grave maladie. Les résultats de ses analyses n’étant pas bons, il était fâché. C’est pour cela qu’il était en retard… Je réfléchis à une identité plus logique. Cet homme a apporté de quoi manger à un prisonnier. Son fils est emprisonné. On ne lui a pas permis de le voir. Il a pris du retard et n’a donc pas pu venir à temps à la gare… Mon dialogue avec ce passager inexistant continue…


Traduit de l’azerbaïdjanais par Elvin Abbasbeyli


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