« Le témoignage d’une femme progressiste d’Azerbaïdjan » Edith Ybert 23 avril 2020 – Publié dans Littérosa – Mots clés: , , , ,

Edith Ybertchercheuse associée au CETOBAC, ancienne éditrice (Editions Larousse, département encyclopédique puis département Grand Public pratique), auteur en 1984 d’une thèse de 3e cycle en histoire (EHESS) : » Le Premier Congrès des peuples de l’Orient (Bakou, 1er – 8 septembre 1920) », elle poursuit depuis 2002 des recherches dans trois directions principales :

Modernisation, identités et politique chez les musulmans du Caucase.
Orientalisme et études islamiques dans l’Empire russe.
La « grande » Première guerre mondiale (1914-1924), en particulier la question adjare.


A l’encontre des clichés orientalistes :
Le témoignage d’une femme progressiste d’Azerbaïdjan 

(Ière moitié du xxe siècle)


Les clichés de l’Orient qui dort alors que le monde est en pleine évolution ont eu la vie longue. Or, tant le Caucase que l’Empire ottoman et l’Iran sont au début du xx e siècle le théâtre de transformations profondes initiées depuis plusieurs décennies, d’une modernisation sociale et économique qu’accélèrent les révolutions russe de 1905-1907, constitutionnelle iranienne de 1906 et jeune-turque de1908. Pourtant, même les délégués au Premier Congrès des Peuples de l’Orient, réunis à Bakou du 1er au 8 septembre 1920 par l’Internationale communiste, le Komintern, reprennent dans leurs discours bon nombre des clichés relatifs à l’Orient, à sa torpeur séculaire, à sa barbarie et à la menace qui pèse de ce fait sur la culture européenne.

Nos préjugés et idées reçues se sont déplacés et ont pris d’autres formes. L’immense majorité d’entre nous n’en demeure pas moins étonnée d’apprendre que la République démocratique d’Azerbaïdjan, proclamée en 1918, a institué dès1919 le suffrage universel, sans distinction de sexe. Ainsi, les femmes azerbaïdjanaises, dont les plus riches avaient participé à partir de 1906 aux élections locales organisées sur une base censitaire, se voient accorder le droit de vote, bien avant les Espagnoles ou les Françaises.

Hamide Djavanchir

Plutôt que d’évoquer l’histoire des promoteurs de l’émancipation féminine, hommes et femmes, d’ailleurs fort intéressante, j’attire votre attention sur le témoignage d’une progressiste, sur ses possibilités d’action dans la société au début du xxe siècle. Il s’agit d’Hamide Hanim Djavanchir, née en 1873 dans un village de la steppe du Karabakh, Kehrizli, et décédée en 1955 à Bakou, fille d’Ahmad bek Djavanchir, l’un des descendants de la famille princière qui gouvernait le khanat du Karabakh avant sa conquête par les Russes. En 1907, Hamide Hanim épouse en secondes noces Djalil Mamedkulizade. Cet écrivain vient de lancer à Tiflis, aujourd’hui Tbilissi, un hebdomadaire satirique illustré, intitulé Molla Nasreddin, anticonformiste et révolutionnaire, qui fait scandale dans les milieux musulmans traditionnels et connaît un grand succès, non seulement au Caucase et chez les musulmans de l’Empire russe, mais en Iran et dans l’Empire ottoman où il pénètre sous le manteau après l’interdiction de son importation.

Les Mémoires d’Hamide Hanim Djavanchir

Hamide Hanim écrit ses Mémoires de 1934 à 1938. Elle s’est attelée à leur rédaction lorsqu’elle s’était un peu remise des deuils qui l’ont frappée : son mari et leur fils aîné, Midhat, alors âgé de 24 ans, meurent tous deux à Bakou, en 1932, à quelques mois d’intervalle. Elle le fait à partir du journal qu’elle tenait depuis de nombreuses années et d’écrits qu’elle a rédigés auparavant ; elle les complète et remet son manuscrit, sous forme de 70 cahiers d’écolier de 10 feuilles chacun, à la Filiale azerbaïdjanaise de l’Académie des Sciences. Ce manuscrit n’est pas accepté par ses commanditaires et restera longtemps enfoui dans les archives du Fonds des manuscrits. Ce n’est qu’en 1967 qu’Abbas Zamanov en publie la majeure partie. Ainsi paraissent à Bakou Mes souvenirs sur Djamil Mamedkulizade de Gamida (forme russifiée de Hamide) Mamedkulizade. C’est cette version russe sur laquelle je suis tombée il y a quelques années à Paris, à la Bulac qui avait eu l’excellente idée de la proposer en libre accès. J’ai lu et relu ces Mémoires qui sont d’unexceptionnel intérêt. Une traduction en azerbaïdjanais est parue à Bakou en 1981, et, translittérée dans l’alphabet persan, à Téhéran en 2006.

Hamide Hanim Djavanchir à Choucha, 1907

Mes souvenirs sur Djalil Mamedkulizade portent sur la période 1905-1932. En dépit du titre, le récit de Hamide Hanim se présente comme une chronique familiale dans laquelle elle joue un rôle éminent. Il constitue un témoignage précieux sur ces années -marquées par la révolution de 1905- 1907, la Première Guerre mondiale, la révolution de 1917, la guerre civile, la mise en place du régime soviétique- telles qu’elles ont été vécues par une personne qui emploie très peu les étiquettes auxquelles les récits historiques officiels nous ont habitués : il n’y a pas de « réactionnaires tsaristes », de bolcheviks (ou très peu), de « paysans pauvres », de « koulaks » ni de « prolétaires ». Le récit est une mine de renseignements sur la vie quotidienne, les pratiques vestimentaires, les mentalités, les habitudes sociales, la vie paysanne, l’intelligentsia…. Il est constitué de trois parties de longueur comparable :

– Les années 1905-1920, années de la rencontre de Hamide Hanim et de Mirza Djalil Memedkulizade à Tiflis, alors capitale administrative de tout le Caucase, Nord et Sud, de leur mariage en 1907, de leur vie dans la capitale ou sur les terres d’Hamide Hanim à Kehrizli ou encore dans les stations d’altitude qu’ils gagnent l’été. Parmi celles-ci, Choucha et ses environs, dans le Haut-Karabakh, occupent une place de choix et la gardera jusqu’à la fin de leur vie commune.

– Leur séjour dans l’Azerbaïdjan iranien de juin 1920 à mai 1921. Ils se décident à fuir le Karabakh en raison de l’insécurité qui y règne, traversent l’Araxe et gagnent à travers les montagnes Ahar puis Tabriz où ils s’installent en septembre. Là, ils font paraître, de février à mai 1921, huit numéros de Molla Nasreddin en langue azerbaïdjanaise.

Hamide Djavanshir

Les années 1921-1932, à Bakou où le Commissariat du peuple à l’Education a demandé à Djalil Mamedkulizade de venir s’installer pour participer à la vie culturelle et littéraire du nouveau régime. Il y reprend l’automne 1922 la publication de Molla Nasreddin. La vie n’y est pas facile en raison des pénuries, des mauvaises conditions de logement, des tracasseries administratives et de son état de santé qui se dégrade. Hamide Hanim poursuit ses activités au Karabakh et à Choucha où elle réussit à rassembler la famille l’été et gagne Bakou lorsque sa présence y est indispensable, notamment pour y suivre les études de leurs enfants.

Mehriban Vezir a réussi à établir le texte de l’ensemble des cahiers qui constituent les Mémoires déposés par Hamide Hanim, certains textes écrits au crayon à papier étant en mauvais état de conservation. Elle publie pour la première fois, à Bakou en 2012, la totalité du manuscrit, composé des Mémoires sur Ahmad Djavanchir, le père de l’auteure, et des souvenirs sur Djalil Mahmedkulizade. C’est à partir de ce texte azerbaïdjanais que sera effectuée par Hasan Javadi et Willem Floor une traduction qui paraît aux Etats-Unis en 2016 : Awake: Memoirs of Hamideh Khanum Javanshir.

Un couple exceptionnel.


Ils se sont rencontrés lors de démarches qu’entreprend Hamide Hanim pour l’édition d’œuvres de son père. L’été 1907, elle le présente à un médecin de Choucha, ami proche de sa famille, et lui demande son avis sur leur projet de vie commune. Voici sa réponse :
« Votre choix ne m’étonne pas. Mirza Djalil possède un talent hors du commun et a un très grand avenir. Mais ce serait vraiment dommage qu’il abandonne son travail fécond et vous rejoigne ; ce serait tout aussi dommage que vous abandonniez votre activité utile à la population locale non éduquée et que vous vous installiez en ville. Chacun de votre côté accomplissait un travail social très utile et vous allez vous gêner l’un l’autre. Les femmes intelligentes sont en général très exigeantes envers leurs maris, demandent d’être tenues au courant de leurs affaires et cela les rend malheureux. Faites attention, il faudra le ménager et beaucoup lui pardonner…. Par la suite, dans les moments difficiles, je me suis toujours souvenu de ces préceptes et me suis efforcée de les appliquer, de pardonner et de ne pas gêner Djalil dans sa vie personnelle ». Authentique ou en partie reconstruit, cet avis exprime bien le ressenti profond d’Hamide Hanim.

Chacun d’entre eux a perdu son conjoint et a des enfants de précédents mariages : une fille et un fils dans le cas de notre héroïne, une fille dans celui de Mirza Djalil. Deux fils, Midhat et Enver, naîtront de leur union.
Leur vie repose sur le respect mutuel, l’indépendance de chacun et leur complémentarité. Ils trouvent les équilibres qui leur conviennent et ne correspondent pas toujours aux schémas habituels de répartition des tâches selon les sexes. Par exemple, l’hiver 1907-1908, Hamide Hanim, absorbée par l’organisation du premier bal donné à Tiflis, par les sociétésmusulmanes féminine et masculine de bienfaisance, n’a pas beaucoup de temps à consacrer aux affaires domestiques. C’est Mirza Djalil qui les assume, avec l’aide d’un cuisinier avec qui il traite directement. Et il aime à s’occuper de leur fils nouveau-né et à lui donner son bain quand il en a le loisir.

Hamide Hanim Djavanchir avec sa fille Mina en route vers l’école du village

Hamide Hanim intervient volontiers dans la vie publique pour obtenir ce qui lui semble juste et légal et n’hésite pas à engager ses biens personnels s’il y a besoin de verser une caution ou de faire appel à des avocats de renom. Ainsi, ce même hiver, lorsque Mirza Jalil est poursuivi en justice, accusé d’avoir offensé dans son journal satirique le gouverneur de Erevan, elle l’accompagne au tribunal, prête à s’en porter garante. Deux ans plus tard, alors que son beau- frère, Alekber Memedkulizade, qui a déjà passé six ans en prison à cause de ses activités révolutionnaires, notamment en Iran, est à nouveau poursuivi, elle réussit à rassembler les fonds nécessaires pour sa défense par les deux meilleurs avocats de Erevan. Quand toute la famille est réfugiée à Tabriz, c’est elle qui y contacte le consul de Russie lors que la situation locale se dégrade. En revanche, à Bakou, Mirza Djalil l’épaule dans les démarches qu’elle doit faire pour conserver ses terres en 1921-1922, au terme d’une enquête menée sur place l’année suivante et qui conclut à son action utile et reconnue comme telle par la population de Kehrizli. C’est grâce à cette enquête qu’elle échappe à la collectivisation lancée en 1928, laquelle entraîne l’exil des anciens beks du Karabakh dans d’autres régions.

Esprit d’entreprise et philanthropie.


Hamide Hanim met en œuvre des principes qu’elle a hérités de son père : ne pas thésauriser mais employer son argent à l’amélioration de son exploitation agricole, à l’irrigation, à la construction de moulins, d’écoles, d’hôpitaux et en général dans des entreprises culturelles et de bienfaisance. C’est ce qu’elle fait sans relâche tout au long de sa vie active.
Elle ouvre une école mixte dans son village, finançant à partir de 1909 les instituteurs qu’elle recrute souvent parmi des révolutionnaires contraints à la clandestinité ; elle leur assure ainsi un refuge et un gagne- pain. Elle réussit très vite à scolariser une quarantaine d’enfants, dont dix filles. Elle implante dans la région la vaccination contre la variole après l’épidémie de 1903, vaccinant elle-même des très nombreux enfants, parfois avec l’aide de Mirza Djalil, comme elle le signale en 1914.
Elle aime l’agriculture, les nouvelles techniques permettant d’améliorer les rendements et le niveau de vie des ruraux et a développé sur ses terres la culture du coton. C’est à ce titre qu’elle présente une brillante communication sur les mesures à prendre pour développer cette culture dans la région, lors d’un congrès organisé à Tiflis en 1912, congrès qui réunit environ 350 personnes et où elle est la seule femme à prendre la parole parmi les 100 intervenants.

Pour participer à la vie publique, il faut agir avec doigté et intelligence, saisir ce qui est possible et ce qui ne serait pas toléré. Le séjour dans l’Azerbaïdjan iranien de 1920-1921, qu’elle décrit de façon détaillée et pittoresque, lui permet de faire ressortir les différences marquées d’avec le Caucase. La séparation entre hommes et femmes dans l’espace publique y est stricte et les pratiques religieuses beaucoup plus présentes dans la vie sociale. Si, en compagnie de sa belle-fille, elle assiste à la représentation de la pièce de Mirza Djalil « Les Morts », à Choucha en 1916 – elles sont d’ailleurs les deux seules femmes de l’assistance – , elle se garde bien d’en faire autant lorsque la pièce est donnée à Tabriz.

Le témoignage d’Hamide Hanim Djavanchir présente en soi un indéniable intérêt. Il acquiert encore plus de valeur du fait des circonstances de sa rédaction qu’a révélées Mehriban Vezir. En effet, la commande passée à l’auteure émanait de Mir-Djafar Bagirov, l’homme fort de la République d’Azerbaïdjan à l’époque stalinienne. Il aurait voulu qu’elle décrive son action de militant bolchevik dans le Karabakh. Hamide Hanim, à qui il est demandé de reprendre son manuscrit et de le compléter, refuse catégoriquement, disant simplement « je ne peux pas écrire ce que je n’ai pas vu ». Attitude très courageuse dans le contexte des purges des années 1930 ! Souhaitons qu’à l’heure où la voix des femmes se fait plus audible, une traduction française de ces Mémoires voit rapidement le jour.


L’auteure remercie vivement Dilgam Ahmad et la revue « Çapar » pour la  communication des photos illustrant cet article.


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