« Mon voyage annuel » Dilbadi Gasimov 24 avril 2020 – Publié dans Littérosa – Mots clés: Dilbadi Gasimov, Littérature étrangere, Nouvelle, Voyage Annuel
Dilbadi Gasimov, Docteur en droit, Avocat au Barreau de Strasbourg, Ecrivain, Co-fondateur des Editions KAPAZ.
A mon arrivée le soleil tombait du ciel, la soirée s’approchait, la perspective de me poser dans un restaurant pour enfin savourer un bon repas me réjouissait. Deux semaines d’aventure m’attendaient. Les économies que j’avais emmenées avec moi faisaient une belle somme d’argent. Mon plaisir à moi. Partir dans une ville que je n’ai jamais visitée et y passer deux semaines entières pour dépenser l’argent que j’ai économisé durant l’année. Une fois sorti de l’enceinte de la gare, je me dirige vers mon hôtel, je marche dans les rues bondées et savoure mes premières heures au paradis. Dégagez la voie, le héros solitaire arrive ! A moi cette ville durant deux longues semaines, ses bars, ses magasins, ses restaurants, ses habitants ! A la réception de l’hôtel je donne mes nom et prénom, content de moi. Le réceptionniste me demande de présenter une pièce d’identité et ma carte de crédit. Bien sûr mon cher Monsieur. Je porte ma main à ma poche arrière droite de mon pantalon pour saisir mon porte-monnaie mais il n’y est pas. Je panique, je l’ai perdu, c’est la première pensée qui me vient et elle se fixe dans ma tête. Je déclare solennellement et sans cérémonie qu’il est perdu, aucun autre verdict n’est acceptable. Je demande au réceptionniste de m’excuser et je quitte l’hôtel, je reviens sur mes pas mais décrète rapidement qu’il me sera impossible de le retrouver. Je me pose sur un banc public, j’ai envie de pleurer, mais pas de temps pour des sottises, j’ai plus important à faire. J’active l’application sur mon téléphone et recherche un autre hôtel, pas question d’écourter mon séjour et d’annuler mon voyage annuel tant attendu. Je trouve enfin un hôtel bon marché, beaucoup moins cher, et à quelques pas de mon ancien hôtel. Pourquoi payer un hôtel six fois plus cher par rapport à un autre qui se trouve dans la même rue ? C’est du non-sens. Je m’y dirige l’air satisfait. Au moins j’ai un toit, je ne passerai pas la nuit dehors. Personne à la réception, normal, ce type d’établissement n’a pas les moyens pour payer un réceptionniste. Je récupère ma clé conformément aux instructions que j’avais reçues sur mon téléphone et monte à ma chambre. Je dois tout de même avouer une vérité, cette chambre est différente d’un trou creusé dans un rocher en ce qu’elle a une porte, mais peu importe, elle fera l’affaire.
Le lendemain je descends pour prendre mon petit-déjeuner, zut, pas de petit-déjeuner non plus dans ce type d’hôtel. Je décide d’aller dire au responsable mes quatre vérités, mais heureusement pour lui qu’il n’est pas là. Je sillonne les rues, je suis heureux, la ville est magnifique. Je passe devant le restaurant où j’avais prévu de déjeuner le premier jour de mon arrivée. Je regarde par la fenêtre, une table avec une seule chaise est libre, au moins ma place n’est pas prise, me dis-je, il ne manquerait plus que ça. Je marche toute la journée, et vers le soir, je sens la fatigue et la faim. De retour à l’hôtel je croise le gérant, tiens, me dis-je, tu vas voir ce que tu vas voir. Dès qu’il m’aperçoit il m’interpelle :
– Quel numéro ?
– Quel numéro quoi ?
– Votre chambre ?
– Ah, oui, c’est le numéro douze Monsieur.
– Vous pouvez régler aujourd’hui car je ne suis présent que deux fois par semaine.
– C’est quand la prochaine fois ?
– Je serai là vendredi.
– Je vous paierai vendredi, la totalité, les deux semaines en une seule et unique fois et en liquide, un tas de billets.
Il sourit, ses yeux brillent, acquiesce de la tête et griffonne dans son cahier. Je monte les marches par deux et m’éloigne de cet individu impoli, ce sale mendiant, ce monstre des ténèbres. Je croise un voisin et le salue, en guise de réponse il produit de bruits incompréhensibles.
Le jour suivant je décide de prendre les choses en main, agir en vrai homme, aller faire ce qui convient, comme dans l’ancien temps, trouver de la nourriture. Certes je n’ai pas d’argent, mais ce n’est pas pour autant que je ne dois pas manger. Je consulte mon programme et trouve l’adresse du restaurant que j’avais réservé plusieurs jours plus tôt. Je pourrai manger et négocier avec le gérant pour que je le paie postérieurement. A mon arrivée je me dirige vers la personne qui semble être le responsable d’un pas hésitant et lui dis d’une voix à peine audible « je suis David… ». Il consulte sa montre l’air nerveux et me lance « il était temps », puis me montre de son doigt la direction, « allez, dépêche ». Je me dépêche et entends le responsable lancer derrière moi « il est là, le David ». A peine ai-je pénétré dans la cuisine qu’une personne me balance une tenue de plongeur et me montre la direction « c’est par là ». Des tas d’assiettes jonchent le sol. Je me mets au travail sans protester. Les choses sont bien faites dans ce monde, me dis-je. Tiens cette phrase a une rime que je pourrais transformer en poésie et démarrer ma carrière de poète. Je regarde mes mains et laisse ce projet pour plus tard. Je lave et nettoie durant des heures. Puis tout le monde se met à table, la salle du restaurant est vide, les clients sont partis, c’est l’heure de gloire des employés, en tout cas c’est ainsi que je perçois les choses. Je mange avec appétit, le responsable s’approche de moi alors que j’ai la bouche pleine :
– Alors ta première journée ? Me lance-t-il.
Je le regarde bêtement.
– Ah, dis-je, très bien, je suis content.
Il fait un signe d’approbation de la tête.
– Je ne croyais pas que tu viendras. Au téléphone tu n’avais pas la voix de quelqu’un de motivé.
– Non, non, j’ai toujours rêvé de ce travail, je ne le manquerais pour rien au monde, je gronde alors qu’il s’éloigne.
Je dors le ventre plein, je retourne tous les jours au restaurant et assure mon travail comme un chef. Mon moment préféré reste néanmoins le moment du repas, cela me donne du réconfort et le sentiment que je suis capable de survivre dans une ville étrangère même sans argent. Arrive ce qui devait arriver, ma rencontre avec le gérant de l’hôtel. Elle se déroule d’une manière tout à fait naturelle, c’est à dire qu’il m’attend devant les escaliers alors que je les descends.
– Nous sommes vendredi ? Lui demande-je dès que je l’aperçois.
– Nous sommes vendredi.
– Ecoutez, vous n’allez pas me croire, mais j’ai eu un petit souci, j’ai perdu mon porte-monnaie.
Le visage du gérant noircit comme celui d’un foudroyé. Il me dévisage et reste planté là en me barrant le passage. Mais je vais vous payer mardi prochain, sans faute, sans aucun souci, je vous l’assure, jure et signe. Le gérant s’écarte de mon passage mais ne détache pas ses yeux des miens. Son regard dit tout, « si tu ne paies pas mardi, tu es mort ». Je sors dans la rue et savoure ma délivrance, à bas le capitalisme, vive la liberté ! A la fin de la journée je demande au patron une avance, il me donne un chèque, je lui demande de me payer en espèces mais il n’est pas d’accord. « Ici nous travaillons de manière honnête, si tu veux frauder c’est ton problème, nous pas ce genre de personnes, nous travailler dur et gagner honnêtement, bons citoyens nous, et toi ne pas penser que nous faire ce genre de chose ». Le patron me parle comme si j’étais un étranger, je ne réponds rien et quitte le restaurant. Déposer le chèque à la banque est une chose, mais récupérer l’argent en est une autre, faute de documents d’identité. Soudain une idée me vient, je téléphone à mon père, il me demande comment se déroule mon voyage, je lui réponds que tout se déroule comme prévu. Je sors beaucoup, je m’éclate, je passe d’inoubliables moments. Puis je demande à mon père d’expédier mon chéquier par courrier prioritaire qui arrivera à l’hôtel le lundi suivant au plus tard. Le mardi, le gérant m’attend devant les escaliers, l’air plus féroce qu’auparavant. Je lui dépose le chèque dans la paume, il regarde, il est furieux, ses espoirs d’empocher de l’argent en espèces s’évaporent. Il murmure et m’insulte certainement car je ne comprends pas exactement ce qu’il marmonne, mais je n’en ai rien à faire. « Maintenant on est quitte » dis-je, écartez-vous de mon chemin sale bestiole, heureusement qu’il n’entend pas ces derniers mots. Il tourne les talons et part la queue entre les jambes.
Ainsi, durant deux semaines j’ai travaillé au restaurant pour me nourrir et ai réglé mon hôtel grâce au chèque envoyé par mon père. Le dernier jour de mon séjour, je ramasse mes affaires et me prépare à me rendre à la gare. En fouillant les poches de mon sac à dos je trouve mon porte-monnaie. Je suis assis sur mon lit d’hôtel et pleure à chaudes larmes mon porte-monnaie serré contre ma poitrine.