« Nana était amoureuse » Narmin Kamal 31 décembre 2020 – Publié dans Littérosa – Mots clés: Littérature azerbaïdjanaise, Littérature étrangere, Littérature moderne
Le mari de Nana qui vivait à la rue « Sanitarski » située sur la colline de « Bayil » s’était noyé dans la mer depuis dix jours. Mais les voisines disaient que c’est maintenant que Nana s’en rend compte.
Elle était assise depuis l’aube et regardait un point fixe sur le tapis. « Au moins ouvre les fenêtres » – lui disaient-elles – « tout le monde a besoin de l’air frais, oui ou non. »
Ce jour là elles avaient couvert ses cheveux d’une voile noire, et avaient mis une pommade verte sur ses joues meurtris à force de pleurer.
Il étaient la saison où les feuilles des arbres tombaient, les fleurs se fanaient, les oiseaux migraient. Pourquoi en arriver là ? Ou sont passés ces périodes joyeuses, le printemps, les cris de joie ?
Les femmes de la colline se rendaient auprès de Nana dès l’aube, mettaient des coussins tout au long des murs de la grande chambre, s’y installaient, allongeaient leurs pieds sous les draps blancs et regardaient partout : la maison, les murs, le tapis, l’objet enveloppé dans une couverture blanche, le rideau orné, la fenêtre, la porte, le poignet de la porte, la plinthe, le tabouret posé dans le coin, le téléphone rouge sur le tabouret, la saleté sur le sol.
Soudain elles ont entendu un bruit semblable à celui d’une mouche. Le bruit s’est tu, puis s’est repris. Une grande mouche noire a percé l’air tel un orage en passant d’un coté à l’autre de la chambre, puis a disparu. Une des femmes a tendu la main pour tirer la fenêtre restée ouverte.
La mouche s’est décollée du tapis, elle a vrombit avec plus de passion, s’est tournée dans l’air avec l’assurance d’une mouette, et s’est posée sur le drap blanc qui couvrait les pieds de Nana.
Qu’elle est effrayante cette mouche noire. Ses pieds tels le doigt d’un enfant, l’on peut voir sers yeux. Amenez une écrase mouche !
Elle s’est reposée sur le pied de Nana puis s’est d’abord posée sur son bras, ensuite sur son cou, et à la fin sur sa poitrine. Une des femmes l’a chassée avec le haut de sa main mais elle ne s’est pas trop éloignée, elle a vrombit, puis s’est à nouveau posée sur la poitrine de Nana.
« Ne la tue pas ! » – Nana a crié vers la femme qui s’approchait doucement l’écrase-mouche brune à la main. « Une mouche ne peut avoir cette taille, c’est son esprit ! » – elle a sangloté – « il s’est réincarné en mouche avant de revenir à la maison… »
La mouche s’est sursauté et a volé, s’est posée sur le mur et a attendu.
« Ne touchez pas, c’est lui, c’est lui, c’est lui », – Nana expulsait les mots de l’intérieur d’elle-même, « c’est Azik, mon Azik ! Il est revenu me retrouver ! Il veut rester avec moi ! »
« Tu délires, Nana ! »- la femme a poussé Nana qui voulait attraper l’écrase-mouche. « Les caves des voisins sont inondées, les mouches et les moustiques ont envahi les maisons. Chez nous aussi il y’a des mouches comme celle-ci. C’est inacceptable. Il faut adresser une réclamation à la Mairie.. Tu te fous de nous. »
« Le chagrin lui a fait perdre ses moyens, ne lui en veux pas, tante Elmira »- une des femmes a dit.
« Moi aussi j’ai du chagrin, excuse nous, nous avons tous nos problèmes » – La femme qui tenait l’écrase-mouche a avancé tel un leader discourant sur la place publique. « Mon fils de quatorze ans s’est noyé dans la mer. Le pied de mon mari est amputé par une scie à métaux, il reste assis sur le canapé depuis cinq ans ! Le mari de ma fille l’a jetée du neuvième étage. Qui n’a pas de chagrin ?!
Tanya, tu n’as pas chagrin toi ? Ton frère est porté disparu, ton mari a un cancer, nous viendrons te présenter nos condoléances dans les prochains jours. Nata, pourquoi tu ne parles pas, tu n’as pas de chagrin ? Ton père, ton mari, ton frère, ton fils n’ont jamais existé, tu ne connais pas les notions de père-mari-frère.
Gulya, et toi ? Ton mari a été poignardé de dix-sept coups de couteau à cause de cinquante manats. Mais tu n’as jamais prétendu que la mouche était ton mari ! Nous avons tous perdu nos têtes ? »
La mouche avait disparu. Elle est peut-être encore parmi les ornements du tapis. Les femmes ont vérifié leurs habits, elles gesticulaient comme des bêtes piquées par des mouches.
« Il faisait toujours comme ça de son vivant. Il touchait d’abord mon pied, ensuite mon bras, ensuite mon cou, à la fin ma poitrine. Si elle n’est pas mon mari, pourquoi elle agit comme lui ? » – un œil de Nana cherchait la mouche, l’autre pleurait.
« Tı menya ubila, Nana1! » – une vague clandestine est passée parmi les femmes.
La mouche est encore apparue. Elle s’est jetée d’un mur à l’autre, a fait un tour en vrombissant, si elle pouvait parler elle aurait sans doute répété les mêmes paroles.
« Amène lui de l’eau et de la nourriture, elle a faim. Si je m’absentes pour chercher de la nourriture, elles vont la tuer, Gulya ! » – Nana s’est tournée vers une des femmes maigre et petite.
« Gospodi! Slışış ona çto govorit, Lyuba2? » – une femme grosse a frappé son visage de ses mains. La femme qui tenait l’écrase-mouche a serré son arme dans sa main et a jeté un coup d’oeil à la chambre.
« Klanus paxnet psixuşkoy3. Elle parle comme si c’était vraiment son mari ! Tu vivait juste avec lui » – Gulya a chuchoté en poussant celle assise à ses cotés de son coude.
« Ne la tue pas, tante Elmira ! Je t’en prie, ne tue pas. C’est lui. Il avait promis qu’il ne me laissera pas seule. Même mort il reviendra et vivra dans ma maison comme un araignée.
Les esprits savent faire ça. Les esprits savent tout faire… Si ce n’est pas lui pourquoi elle s’est posée sur moi parmi toutes ces femmes ? » – Nana s’est jetée sur la femme qui tenait l’écrase-mouche, toutes les deux sont tombées au sol.
Sans doute que la jeune Nana devrait sortir victorieuse de cette lutte, mais elle parlait, tant qu’elle parlait ses bras s’affaiblissaient, l’écrase-mouche brune était devenue inatteignable.
Quand les femmes les ont séparées Nana a perdu ses forces, mais elle parlait toujours, elle tentait de protéger la mouche de toute attaque. La mouche volait vers la poitrine de Nana telle les moustiques de marais.
Une des femmes a arraché l’écrase-mouche des mains de la grosse femme, l’a brisée en deux et l’a jetée par la fenêtre avec toute sa force.
Maintenant la femme qui a perdu l’écrase-mouche partira en boudant. Les autres femmes à la maison partiront aussi comme elles étaient venues ; elles ne peuvent rester une minute de plus dans un tel endroit.
Désormais Nana pouvait tranquillement garder la mouche à la maison. Elle pouvait en prendre soin, lui donner à manger, à boire, et pouvait partager ses peines avec elle. Elle pouvait même apprendre le langage de la mouche.
Elle pouvait se poser sur les pieds, les bras, le cou et le gorge et la poitrine. N’était-il pas son mari chéri ?
Sur la colline de « Bayil » tout le monde parlerait de Nana. Ils peuvent raconter tout ce qu’ils voulaient, Nana était amoureuse.
Narmine Kamal
1Tu m’as tué, Nana. (en russe dans le texte)
2Mon Dieu, tu entends ce qu’elle dit Lyuba ? (en russe dans le texte)
3Ça sent l’asile de fous. (en russe dans le texte)
Traduit de l’azerbaïdjanais par Dilbadi GASIMOV
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