« Que Dieu te bénisse, l’Amérique ! ». Ramiz Rovchen 15 décembre 2019 – Publié dans Littérosa – Mots clés: anthologie de la littérature azerbaïdjanaise, Azerbaïdjan, Littérature étrangere, Nouvelle, Poésie

Ramiz Rovchen Poète, éditeur, scénariste, traducteur. Il a étudié à l’Université d’État d’Azerbaïdjan et à l’Institut de scénario de Moscou. Il est surtout connu pour ses poésies lyriques et socio-philosophiques lesquelles sont traduites dans plusieurs langues étrangères.
On était en cours de géographie…
Madad, le fils d’Asad, se tenait devant la carte du monde un bâton à la main et se demandait en regardant tantôt la carte du monde, tantôt l’enseignant, tantôt le bâton, mon Dieu, pourquoi ce monde est-il autant rempli d’injustices ?!…
Par exemple, il existe un pays appelé les États-Unis d’Amérique où vivent deux cents millions de personnes dont aucune ne redoute l’existence de Madad, fils d’Asad, qui se tient en ce moment même devant la carte du monde un bâton à la main incapable d’y situer les États-Unis d’Amérique.
Et oui, ce monde est trop injuste !…
Mais il a connu des moments plus heureux ; c’était la période où Madad n’allait pas à l’école, et le bâton qu’il tenait à la main servait à étaler la pâte. La grand-mère de Madad s’en servait pour étaler la pâte avant d’en faire de beignets délicieux que Madad dévorait avec beaucoup de plaisir.
Il s’agit aussi de l’époque où l’âne noir de Madad était un ânon. Madad courait dehors un beignet à la main suivi de son ânon, ils jouaient ainsi ensemble et s’amusaient bien. Il aurait vallu mieux que ces deux-là demeurent d’éternels enfant-ânon et qui ne grandissent jamais.
Inévitablement, ils ont grandi. L’ânon est devenu un âne, et Madad un écolier.
Seul Dieu était témoin de la frustration que l’âne a vécue du fait de son passage à l’âge adulte. Et pour Madad, devenir un écolier était encore plus insupportable.
Surtout que l’enseignant de géographie l’avait dans sa ligne de mire. Il avait été à l’origine de son redoublement. Pour se venger, Madad avait subtilisé son bâton avant de le briser, – lui dontnles élèves se servaient pour indiquer leurs cibles sur la carte du monde.
Il s’est ensuite résolu à accepter qu’il n’ira pas loin en brisant les bâtons et cette année, au commencement des cours, il avait amené à l’école le bâton dont sa grand-mère se servait pour étaler la pâte ; désormais les élèves s’en servaient pour indiquer des lieux sur la carte du monde.
Au diable les élèves qui s’en servent ! Ils peuvent indiquer sur la carte du monde ce qu’ils veulent ! Ils sont tous tranquillement assis à leur place, il suffit que l’un d’eux soit appelé au tableau, celui-là sera capable de venir poser son doigt sur les États-Unis d’Amérique les yeux fermés sur la carte du monde et débiter que le capitalisme est ceci, que l’impérialiste est cela ! Mais si vous les interrogez en dehors des cours, ils sont capables d’affirmer en salivant qu’aux États-Unis d’Amérique chaque personne possède deux voitures. Quels menteurs hypocrites…De plus, les États-Unis d’Amérique sont entourés d’eau, admettons que chaque personne y possède deux voitures, où ils vont bien pouvoir les conduire ?!…
« …Madad ! Madad !… »
Madad est sorti de son torpeur en sursaut en laissant tomber le bâton qu’il tenait à la main.
C’était son frère cadet qui l’appelait. Il se tenait sous la fenêtre de la classe pieds nus et tête découverte, et criait :
« Madad, viens vite à la maison ! L’âne agonise !… »
Madad s’est jeté dehors de la classe et a couru vers la maison à une telle vitesse que quand il a retrouvé ses esprits il se tenait devant leur maison.
Il y avait une foule devant la maison de Madad, l’âne noir était étalé par terre, il gémissait, l’écume débordait de sa bouche et des larmes coulaient de ses yeux.
Les regards d’Asad vagabondaient d’un visage à l’autre, témoins de son impuissance.
Le pauvre animal s’était abreuvé on ne sait où, laissant glisser dans sa bouche une sangsue qui s’était accrochée à sa gorge, condamnant son hôte à une mort certaine.
Chacun suggérait un remède différent dont plusieurs avaient déjà été versées dans la gorge de l’animal, mais cette maudite sangsue refusait de lâcher sa prise.
Durant l’été, seul Dieu était témoin du nombre de ces sangsues capturées par Madad et remises à l’enseignant de biologie qui les plaçait dans des pots contenant de l’alcool, les sangsues expiraient après quelques mouvements de panique.
« De l’alcool ! De l’alcool ! Père, il faut verser de l’alcool dans sa gorge !… »
L’idée de Madad a fait l’unanimité. Car comme affirme une expression, « le destin ne peut remédier à la mort causée par l’eau-de-vie, mais l’eau-de-vie peut remédier à la mort naturelle ».
S’il est vrai que dans cette expression il est question de l’eau-de-vie, mais personne n’ignorait dans le village que l’alcool et l’eau-de-vie sont des choses identiques. Dans le langage littéraire il s’agit de l’eau-de-vie, alors que dans le langage parlé de l’alcool.
Par exemple, le Professeur Zohrab boit de l’eau-de-vie, mais l’ouvrier Husu de l’alcool. Si on va encore plus loin, l’eau-de-vie rend le Professeur de bonne humeur alors que l’alcool rend Husu ivre. La différence entre être de bonne humeur et être ivre est équivalente à celle existante entre l’eau-de-vie et l’alcool.
C’est pour cette raison que lorsque Madad hurlait pour suggérer de l’alcool, tous les regards se sont tournés vers Bilal.
Bilal était le fabricant de boissons alcoolisées du village. Il en fabriquait à base de tous les fruits disponibles : da la mûre, de la prune, de la cornouille. Auparavant il en fabriquait sans se cacher, puis il vendait sa production dans les villages arméniens. Désormais l’État interdisait la production artisanale des boissons alcoolisées et depuis, soit-disant, Bilal en fabriquait clandestinement.
Mais cette drôle de clandestinité n’empêchait quand même pas que Husu puisse humer la vapeur d’alcool, dégagée de la fenêtre de Bilal, de l’autre bout du village et exprimer sa satisfaction en poussant un « okkhay ». Et dans ce village il y avait d’autres nez plus fins que celui de Husu.
En réalité, Bilal n’était pas vraiment mécontent de la loi du gouvernement. Cette loi était pour lui une aubaine. Car il ne transportait plus sa production sur des routes lointaines et tordues à destinations d’autres villages par respect à la loi du gouvernement, les habitants de ces villages qui respectaient également cette loi, se déplaçaient eux mêmes pour venir acheter clandestinement la production de Bilal.
Les habitants du village, puisqu’ils respectaient eux aussi la loi du gouvernement, faisaient mine de ne pas savoir que Bilal continuait sa production.
…Mais le respect a ses limites, lorsque Madad a hurlé en disant « alcool », tous les regards se sont tournés vers Bilal qui s’est senti mal à l’aise.
Bilal ne s’est pas senti mal à l’aise à cause du regard des habitants, il s’est senti mal à l’aise en raison de la présence parmi la foule du camarade Hummet, le seul à ne pas le regarder.
Étant donné que le camarade Hummet était le représentant de l’État dans le village, et qui n’ignorait pas les activités illicites de Bilal, alors il convenait d’en déduire que son abstention de regarder Bilal avait tout son sens.
Bilal ignorait ce que cachait vraiment l’attitude du camarade Hummet et n’osait pas aller chercher de l’alcool.
Bilal s’est attardé un moment et en a conclu que le camarade Hummet n’a pas l’intention de tourner le regard vers lui.
D’un côté, le pauvre animal souffrait le martyre, d’un autre côté tout le monde fixait Bilal avec insistance, pourtant le camarade Hummet ne daignait pas à le regarder, figé à sa place comme une statue.
Bilal a patienté un peu, constatant que le camarade Hummet refusait de le regarder alors que le pauvre animal périssait, s’est mis en colère et a voulu s’approcher du camarade Hummet pour l’interpeller et attirer son attention sur l’état de l’âne.
…Ces idées en tête, Bilal s’est soudainement décollé de sa place pour sauter sur le camarade Hummet, mais arrivé à sa hauteur, son courage a vacillé, et puisqu’il s’était lancé, il a continué sa course jusqu’au camarade Hummet, est passé à côté de lui, a fait un tour et a rebroussé chemin pour courir vers sa maison.
Tout le monde a compris pour quelle raison Bilal a cru vers sa maison, mais pour ce qui est de tourner autour du camarade Hummet, ça, personne n’a compris.
Le camarade Hummet a été le seul à s’en rendre compte et il n’était plus parmi la foule quand Bilal est revenu une bouteille d’alcool à la main.
L’alcool a été versé dans la gorge de l’âne noir.
Husu est arrivé jusqu’à l’âne, il s’est penché, il a approché son nez de la bouche de l’animal, a humé l’air, et a demandé :
« De l’alcool de cornouille ?… »
Tout d’abord les gargouilles ont cessé dans la gorge de l’âne. Il a ensuite ouvert un œil, a regardé Husu, puis l’a refermé. Ensuite il a ouvert les deux yeux, a scruté les environs, avant de les refermer. Il a refermé ses yeux et a commencé à respirer calmement.
Husu aussi a tranquillement respiré, il s’est levé, s’est tourné vers Bilal :
« Tu as été très généreux, Bilal !… Tu as sauvé l’âne. »
…Bilal :
« Et alors ? Cela change quoi que cela soit un âne, le camarade Hummet ?… L’âne aussi est le créateur du Dieu ! »
Camarade Hummet :
« Laisse de coté le Dieu, a-t-il répondu, la question n’est pas de savoir s’il s’agit d’un âne ou non ! »
(… Il n’est pas question de l’âne, fils de renard ! Tu sais que la question n’est pas de savoir s’il s’agit d’un âne ou non)
La femme de Bilal se tenait sur le seuil de la porte et observait.
C’était le crépuscule, ils venaient d’à peine ramener les animaux du pâturage, elle venait de traire la vache, elle était en sueur, ses seins généreux et ses hanches tremblaient de fatigue.
La femme de Bilal était grande et élancée et cela faisait des années que sa vie était envenimée par des maladies. Ses saignements étaient fréquents.
(…Il n’est pas question de l’âne, fils de renard !…)
Le fils cadet de Bilal se tenait aux cotés de sa mère, appuyé à cette dernière. Il voulait aller chercher ses livres posés sur le bord de la fenêtre de la chambre, mais il n’osait pas car la présence du camarade Hummet l’intimidait.
(…Quand il sera grand, il sera professeur ! Seule la progéniture de quelqu’un comme lui peut être professeur ! Le nôtre craint les livres…)
Même si le camarade Hummet a une mine qui fait peur, Bilal a fait signe à sa femme de dresser la table, d’amener à manger, de préparer la salade. Des herbes de printemps, du navet. Depuis des années, le camarade Hummet plantait des navets mais la récolte était toujours décevante ; parfois la racine était insuffisamment développée, et quand elle était développée, elle était creuse.
(…Il n’est pas question de l’âne, fils de renard !…)
Bilal a encore fait signe à sa femme, elle est sortie pour revenir une bouteille d’alcool à la main, l’a déposée au bon milieu de la table, s’est ensuite retirée pour se tenir sur le seuil de la porte.
Bilal a versé de l’alcool dans les verres, puis a fixé le camarade Hummet de ses regards naïfs. Et le fils de Bilal, encouragé de l’ambiance festive, a pris son courage à deux mains, s’est approché de la fenêtre pour récupérer ses livres, et lorsqu’il passait à proximité du camarade Hummet ses livres sous le bras, le miracle s’est produit, une expression proche du sourire est apparue sur le visage du camarade Hummet (…mais non celui-là sera plutôt ministre que professeur !… ), le camarade Hummet a caressé la tête de l’enfant avec une main et a cogné sur la table avec l’autre en criant sur Bilal :
« Je ne permettrai pas que tu empoisonnes la jeune génération ! »
« La jeune génération » a sursauté, il a serré ses livres sous le bras et a disparu.
Bilal s’est froissé là où il était assis, il a voulu ouvrir la bouche pour dire quelques choses mais sa langue a balbutié.
La femme de Bilal a constaté que la situation dégénérait, si le camarade Hummet criait encore sur son mari ce dernier perdrait sa virilité, elle s’est avancée vers le camarade Hummet et lui a hurlé :
« Qui te permet de crier ainsi ? Peu m’importe que tu représentes l’État ! a-t-elle dit. Si tu as envie d’engueuler quelqu’un, tu n’as qu’à hurler sur ta femme !
À peine, avait-elle prononcé ces mots, Bilal a hurlé d’une telle voix que sa femme a sursauté.
« Va-t’en, a-t-il crié sur sa femme, c’est une affaire d’hommes, ne t’en mêle pas… »
Alors qu’il hurlait auprès de sa femme, Bilal s’est redressé et a à nouveau recouvert son apparence d’homme. Sa femme constatant que son mari a de nouveau l’air d’un homme, s’est calmée et a regagné sa place devant la porte.
Bilal continuait toujours à marmonner. Mais ni sa femme, ni le camarade Hummet ne comprenaient ses paroles. Bilal ne regardait ni sa femme, ni le camarade Hummet, il fixait le verre plein d’alcool devant lui, c’était peut-être uniquement ce verre qui comprenait ce que disait Bilal.
Soudainement, Bilal a attrapé le verre et l’a vidé d’un trait en poussant un « ouff », de telle sorte que le camarade Hummet n’a pas compris d’où sortait cette expiration, de la bouche de Bilal ou de l’intérieur du verre ?
Ensuite Bilal a saisi le plus gros navet, l’a mordu et l’a jeté sur la table et le camarade Hummet a aperçu que le navet était creux.
Il est devenu songeur.
En apercevant son air pensif, Bilal s’est frappé la poitrine avec son poing et a crié en pleurnichant :
« Tuez-moi, tuez-moi ! Je suis un vétéran de guerre ! Les nazis n’ont pas réussi à me tuer, mais vous pouvez me tuer ! »
Sa main droite avait été touchée par une balle, son pouce s’était déformé. Il a essuyé ses larmes avec le pouce de sa main gauche et a directement fixé le camarade Hummet dans ses yeux.
Le camarade Hummet :
« Ne te mets pas en colère, a-t-il dit, je ne voulais pas te vexer, cela ne se répétera pas. Je vais écrire à Moscou pour qu’ils t’envoient une médaille. »
La femme de Bilal n’a pas pu comprendre si le camarade Hummet était sérieux ou il se moquait de son mari.
Bilal regardait droit dans les yeux du camarade Hummet et alors qu’il regardait, sa rétine se rétrécir, ses regards se sont éloignés et dans cet éloignement, une goutte d’eau a ruisselé de ses yeux.
Cette fois, Bilal n’a pu ni essuyer ses yeux, ni dire quelques choses au camarade Hummet, et soudainement le camarade Hummet s’est senti incapable de regarder dans les yeux vagabonds de Bilal, il a tourné ses regards et a encore remarqué le navet creux posé sur la table.
…Le camarade Hummet ne se souvient plus de la suite des évènements. En réalité la suite est que Bilal a remarqué que le verre devant le camarade Hummet était vide ; le camarade Hummet avait bu l’alcool contenu dans le verre, ou il l’avait renversé, Bilal n’en savait rien.
Ni Bilal, ni le camarade Hummet ne se souvenaient quand et comment ils avaient vidé la bouteille posée sur la table.
Bilal a tenté à plusieurs reprises de faire un clin d’œil à sa femme pour qu’elle cherche une autre bouteille, mais il en était incapable, ses deux yeux se fermaient simultanément.
Une femme comprend son mari les yeux fermés.
La femme de Bilal est allée chercher une autre bouteille d’alcool, l’a posée sur la table, mais cette fois est restée aux cotés de son mari, en appuyant sa poitrine généreuse sur son épaule :
« Il faut boire ce poison avec modération, a-t-elle dit mais elle n’était pas moins satisfaite et a aussitôt rempli les verres. »
Bilal aussi avait l’air satisfait, ses regards ne vagabondaient plus dans des contrées lointaines, il était présent. Mais le camarade Hummet n’osait toujours pas regarder les yeux de Bilal, craignant leur absence.
Bilal et le camarade Hummet se connaissaient depuis leur plus tendre enfance, ils grimpaient ensemble dans les arbres et se baignaient ensemble dans la rivière. La femme de Bilal était une petite fille dont le nez coulait constamment, elle grimpait aux arbres avec ceux qui y grimpaient et se baignait dans la rivière avec ceux qui s’y baignaient. Une fois, alors qu’ils se baignait en compagnie de cette fillette, Bilal et Hummet se sont rendu compte qu’ils étaient tous les deux tout nus. Ils avaient aussi senti que la fillette était aussi nue. Hummet avait montré la poitrine de la fillette avec son doigt et avait demandé, ce que c’était ? As-tu un millet ? La fillette avait rigolé et Bilal l’avait grondée en lui recommandant de rentrer chez elle.
Le camarade Hummet matait alors les seins généreux de la femme de Bilal et essayait de se rappeler le nom de la comédienne aux seins généreux.
Cela faisait longtemps, le camarade Hummet avait vu cette comédienne dans un film, toute nue, il n’avait pas pu dormir durant trois nuits.
(Malheureusement cette comédienne a décédé très jeune, suite à un diagnostic du cancer de sein, on lui avait amputé un de ces organes pour le remplacer par une prothèse)
Le camarade Hummet avait encore une autre fois vu cette comédienne au cinéma, elle était encore toute nue, ses tentatives pour distinguer le vrai sein du faux étaient restées vaines.
(…Que Dieu te bénisse, l’Amérique !…)
Le camarade Hummet qui continuait à regarder les gros seins de la femme de Bilal se disait qu’elle doit forcement être atteinte de la maladie, il n’est pas naturel d’avoir de si gros seins.
Le camarade Hummet avait pitié pour Bilal (je ne souhaite à personne de perdre sa femme !), il avait aussi pitié pour l’enfant qui révisait ses cours dans la chambre d’à côté (je ne souhaite à aucun enfant de rester orphelin !), le coeur du camarade Hummet était rempli de pitié, il ne se souvenait plus de la raison pour laquelle il était venu chez Bilal. Il se souvenait vaguement qu’il y était venu pour une affaire importante, mais quelle était cette affaire il ne savait plus.
Le camarade Hummet a soulevé le verre rempli d’alcool, l’a tenu devant ses yeux et a regardé attentivement. Soudain il s’est rappelé quelque chose, mais ses souvenirs se sont dissipés aussitôt qu’il avait aperçu le reflet de la poitrine de la femme de Bilal dans la bouteille d’alcool, il a vidé le verre d’un trait et a fixé le verre vide comme s’il essayait de se rappeler de quelques choses. Mais fixer le verre vide ne l’a pas aidé, il a enfin déposé le verre en poussant un « ouff ».
« L’alcool est bon, a-t-il dit, il est excellent ! »
Bilal :
« Je ne fais jamais de mauvais alcool, en plus c’est de la cornouille ! »
Le camarade Hummet :
« Tous les alcools de cornouille ne sont pas aussi bons, il y a cornouille et cornouille ! »
Bilal :
« Tout dépend de l’artisan, a-t-il dit, la cornouille n’est pas déterminante, mon alcool serait bon même si je le fais avec des cailloux. » Il a fixé sa femme : « Je peux ou non ? »
La femme de Bilal :
« Tu peux, a-t-elle répondu, tu es capable d’en fabriquer à partir des cailloux. » Ensuite elle a regardé le camarade Hummet et a répliqué : « Il y a caillou et caillou ! »
(Mon Dieu l’être humain est si peu fiable, aujourd’hui il peut te sourire, le lendemain tu peux pleurer sa mort…)
Le camarade Hummet :
« Nous allons tous mourir un jour, il n’y a que le bien qui restera. »
Bilal :
« C’est vrai. »
Ils ont bu…
Il faisait nuit, les deux marchaient dans la rue bras dessous, bras dessus, Bilal accompagnait le camarade Hummet chez lui.
« Mon Dieu quelle belle nuit, regarde Bilal ! J’aimerais mourir lors d’une nuit comme celle-ci !
- Ne dis pas de sottises, camarade Hummet ! »
Une grenouille a gargouillé sous les pieds du camarade Hummet, il était très jeune et ne voulait pas mourir sous ses pieds.
« Camarade Hummet, est-il vrai qu’aux États-Unis ont mange les grenouilles ? - Oui bien sûr, Bilal, bien sûr.
- Que Dieu te bénisse, l’Amérique !… »
La grenouille était visible sous la lueur de la lune.
« Tu as fait peur à la pauvre bête, Bilal. Va-t’en la petite grenouille, on n’est pas aux États-Unis. »
La grenouille ne bougeait pas.
« Aux États-Unis ce n’est pas ces grenouilles qu’ils mangent, Bilal ! Là-bas les grenouilles sont énormes, comme des poulets, c’est celles-là qu’ils mangent… Va-t’en la petite grenouille !… »
La grenouille était toujours là.
« Mais non Bilal, ce sont des bêtises, les Américains ne mangent pas du tout de grenouilles, ils mangent des tortues… Qui peut préférer la tortue à la grenouille ? Va-t’en la petite grenouille, ne souille pas la lumière de la lune ! »
La grenouille se sentant menacée, a sautillé et s’en est allée.
Bilal :
« Va-t’en, va-t’en, a-t-il dit, tu n’es pas une bonne grenouille. » Puis en se tournant vers le camarade Hummet : « Elle va finir dans la gueule d’un serpent. »
Le camarade Hummet n’a rien dit.
« Paaa ! Tu as fait peur à cette pauvre bête, même les animaux ont peur de toi ! »
Le camarade Hummet a regardé dans le coin de son œil, la grenouille était vraiment partie, mais une ombre de grosse grenouille était visible à la lumière de la lune et elle tremblait.
Il savait que son allure sérieuse était intimidante, mais il ne l’imaginait pas à ce point.
Il a regardé dans les yeux de Bilal avant de secouer la tête, pour dire « tu vois ça ? ».
Bilal a également secoué la tête pour dire « je vois »… Puis il a soupiré profondément pour signifier « le camarade Hummet avec cette allure sérieuse tu aurais du être quelqu’un d’important ! »
Le camarade Hummet a soupiré :
« Bilal, va appeler cette pauvre grenouille pour qu’elle vienne chercher son ombre. »
Bilal a scruté les environs. La grenouille se tenait un peu à l’écart, à proximité de la barrière en grillage, et regardait avec de grands yeux.
Bilal a avancé vers la grenouille en bredouillant :
« Pauvre animal, viens chercher ton ombre… »
La grenouille a sauté d’un pas.
Bilal :
« Idiote, tu crois que toutes les grenouilles sont bêtes comme toi ? Tu crois qu’il n’existe pas de grenouille voyou ? Si une de ces grenouilles passe par là elle n’hésitera pas te voler ton ombre, tu resteras nue. »
Les paroles de Bilal n’ont pas suffi pour convaincre la grenouille, celle-ci a encore sauté d’un pas pour s’éloigner.
Bilal a laissé tomber la grenouille, désespéré il s’est tourné vers le camarade Hummet. Mais ce dernier ne regardait pas vers Bilal, il avait fixé ses yeux au ciel.
Une grosse grenouille morte était pendue dans les fils électriques et l’ombre lui appartenait.
Bilal ne voyait pas le visage du camarade Hummet mais il a très vite compris que dans cette circonstance, il vaut mieux ne pas voir son visage.
(…cela tombe très mal…)
Bilal à un court instant, a eu envie de courir derrière la petite grenouille pour s’éloigner de l’endroit où il était et pour éviter de croiser les regards du camarade Hummet.
Or, le camarade Hummet a soudainement tourné la tête pour regarder discrètement Bilal au dessus de ses épaules, il a regardé tellement discrètement que Bilal n’a pas pu tourner la tête à temps et leurs regards se sont croisés.
Le camarade Hummet a crié d’une voix rauque :
« Qu’est ce que c’est Bilal ? »
Bilal a répondu doucement :
« C’est une grenouille… a-t-il dit et a souri d’un air coupable.
– Qui l’a mis dans cet état Bilal ? »
Bilal a encore répondu d’une voix basse :
« Certainement les enfants » mais cette fois il n’a pas pu sourire.
Et soudainement le camarade Hummet a crié :
« Il faut tous les arrêter, Bilal ! Leur place est dans la taule ! Aujourd’hui ils tuent une grenouille, demain ça sera un poulet, le lendemain un mouton, le surlendemain une vache !… » Le camarade Hummet énumérait sans s’arrêter et les yeux de Bilal s’agrandissaient, risquant de sortir de leur orbite, puis la voix du camarade Hummet s’est éteinte et il a rétorqué d’une voix rauque… « Ils tuent nos grenouilles Bilal !… a-t-il dit. Ils les tuent devant nos yeux. Et pourquoi nous avons versé autant de sang ?! Pourquoi nous nous sommes battus ?! À cette époque ces enfants n’existaient même pas alors que les grenouilles y étaient, Bilal ! Ils y étaient ou non ?!… »
Bilal :
« Ils y étaient… » il a répondu timidement.
Ces grenouilles existaient vraiment à cette époque, au même titre que cette rivière, ce village, ces maisons, ces courts et cela veut dire que Bilal et ses compatriotes s’étaient battus et avaient versé le sang pour le bien de ces grenouilles.
Bilal s’est brusquement mis à pleurer :
« Mon Dieu, beaucoup de jeunes sont morts. »
Ils se sont approchés en pleurant et en marchant l’un vers l’autre, une fois face à face, ils se sont regardés, se sont embrassés et ont pleuré ensemble.
« Pourquoi ils sont morts et pas nous ? Qu’est ce que nous avions de plus qu’eux ? »
Bilal a pleuré encore plus fortement, car il n’avait rien de plus que ceux qui sont morts.
« Non, nous devons mourir, Bilal ! Nous ne méritons pas la beauté de cette nuit ! Le Dieu ne pourra pas nous pardonner, Bilal, nous devons mourir ! »
Bilal a pleuré encore plus profondément, car la nuit était vraiment belle. En ce moment même, la lueur de cette lune éclaircissait les tombes de ceux qui étaient tombés pendant la guerre, dans ces mêmes tombes reposaient plusieurs héros de ce village, d’autres n’avaient même pas de tombes connues.
« À Moscou, il y’a la tombe du soldat inconnu, Bilal, l’as-tu vu ? »
Bilal en pleurant :
« Oui je l’ai vue. »
Le camarade Hummet a regardé les yeux de Bilal d’une telle manière que Bilal a sursauté et s’est corrigé.
Le camarade Hummet a chuchoté après avoir longuement regardé :
« Je sais qui repose dans cette tombe, Bilal. » Il l’a dit d’une telle façon que Bilal l’a cru.
Ensuite le camarade Hummet a scruté les environs et a discrètement désigné de sa tête la propriété qui se trouvait à quelques pas de là, comme si d’autre personne que Bilal pourrait la voir.
« Nonnn ?!… »
Bilal n’a pas caché son étonnement, il s’est, après avoir retrouvé ses esprits, penché vers la propriété puis a demandé au camarade Hummet en lui regardant dans les yeux :
« Tu l’en as informé ? »
Le camarade Hummet a secoué la tête.
Bilal s’est ému :
« La pauvre femme, elle l’a attendu jusqu’à sa mort… »
Le camarade Hummet :
« Ne pleure pas Bilal. »
En réalité Bilal ne pleurait pas, mais il a commencé à pleurer après que le camarade Hummet ait dit cela.
Le cimetière se trouvait à l’extérieur du village et il faisait nuit quand Bilal et le camarade Hummet y sont arrivés.
Ils se sont arrêtés devant une tombe récente. Le camarade Hummet s’est penché pour ramasser une poignée de terre.
Bilal se tenait silencieusement et regardait la tombe, ses larmes coulaient à travers sa barbe et son menton pour tomber sur la tombe.
« Je sais à quoi tu penses Bilal ! Tu crois que je ne voulais pas lui dire ? Je le voulais bien sûr, Bilal, mais je n’en avais pas le droit… » Le camarade Hummet a baissé la voix : « Je ne suis pas le seul à savoir qui dort la tombe du soldat inconnu, le gouvernement aussi le sait, mais il se tait, car il n’est pas conseillé de le révéler… Tu as déjà vu les femmes qui pleuraient sur cette tombe ?… »
Bilal n’a pas répondu. Il pleurait.
« Elles croient toutes que celui qui repose dans cette tombe est leur fils, Bilal. Peut on briser leur espoir ?! »
Bilal ne répondait toujours pas. Il pleurait.
« Après tout, cela ne servira à rien de le révéler, Bilal ! La pauvre femme était épuisée, elle ne pouvait plus bouger, il serait impossible de l’amener à Moscou. »
Bilal continuait à pleurer et à mesure qu’il pleurait son visage s’allongeait. Le camarade Hummet regardait ; le temps que mettaient les larmes de Bilal pour arriver jusqu’à son menton ennuyait le camarade Hummet.
(Jusqu’où ce visage s’allongera Bilal ? Comment un visage peut s’allonger autant ?)
Ayant perdu la patience, le camarade Hummet a crié :
« Ne pleure pas Bilal ! » Puis il n’a pas pu se retenir de pleurer à son tour tout en serrant la terre qu’il avait prise dans sa main :
« Je vais y aller Bilal, ce soir-même ! »
Il l’a dit d’une telle manière que même lui même y a cru, puis s’est calmé.
« Je vais y aller Bilal, je verserai cette terre sur la tombe inconnue pour permettre à la mère et à son fils de se retrouver. »
Bilal s’est calmé et a regardé la terre que le camarade Hummet serrait dans sa main :
« Ils te le permettront ?!.. a-t-il demandé.
- La terre n’a pas de limite Bilal !… »
Quand le camarade Hummet et Bilal sont arrivés à la gare le train « Bakou-Moscou » venait de partir.
Isa qui était de service, était assis sur un banc et scrutait le ciel, dès qu’il a aperçu le camarade Hummet il a voulu corriger sa posture, constatant qu’il était ivre, il fut rassuré.
Le camarade Hummet a dit :
« Le train de Moscou n’est pas parti ? »
Isa a répondu :
« Non pas encore. »
Ensuite Isa a appris l’histoire, il a regardé la terre que le camarade Hummet tenait à la main, à force de la serrer, la terre s’était durcie.
Isa :
« Amener de la terre est bien, mais des fleurs c’est encore mieux. »
Le camarade Hummet, convaincu, a envoyé Bilal chercher des fleurs.
Hummet portait une chemise légère. Isa a dit :
« À Moscou il fait froid, tu habites loin, allons chez moi je te prêterai une veste. »
Le camarade Hummet :
« Nous avons le temps pour rattraper le train ?
- Bien évidemment ! »
Isa a conduit le camarade Hummet chez lui, lui a montré le lit et a dit :
« Assieds-toi là j’amène tout de suite la veste. »
Assis sur le lit, le camarade Hummet s’est assoupi et s’est endormi aussitôt.
Isa l’a fait coucher, lui a enlevé les chaussures, et a voulu ouvrir sa main pour extraire la terre, mais il n’y a pas parvenu.
Le camarade Hummet a dormi en serrant la main qui retenait la terre contre sa poitrine.
Alors que le camarade Hummet dormait, Bilal cherchait des fleurs. Mais il n’en trouvait pas et cela le mettait tellement en colère qu’il en pleurait.
Il a marché dans les champs à la recherche de fleurs, il s’est épuisé et s’est allongé au milieu des champs. Sa main a touché un animal, en temps normal cela l’aurait effrayé, mais maintenant il n’a pas eu peur, il a posé sa tête sur le duvet chaud de l’animal et s’est endormi.
Au petit matin Bilal s’est réveillé aux cris de Madad, fils d’Asad :
« J’ai trouvé notre âne, il est là ! »
Bilal s’est rendu compte qu’il dormait aux cotés de l’âne d’Asad.
Madad a dit joyeusement :
« Merci Oncle Bilal d’avoir retrouvé notre âne. Nous avons cru le perdre ou qu’il a été attaqué par les loups. »
Bilal ne répondait pas, il avait un air songeur.
Madad parlait sans s’arrêter :
« L’âne ne sait pas boire, Oncle Bilal. Il était soûl hier, il s’est sauvé. Il a même écrasé des plantations.
Bilal, songeur, a répondu :
« C’est un âne, en plus il était ivre. »
Ensuite Bilal et Madad ont conduit l’âne vers le village. Madad était heureux. Bilal était toujours songeur.
À l’entrée du village Bilal a aperçu Isa et le camarade Hummet, il a sursauté. Le camarade Hummet aussi a été surpris.
Ils sont passés l’un à côté de l’autre faisant mine de ne pas se voir.
Source: Anthologie de la littérature azerbaïdjanaise, XIXe siècle à nos jours – publié par les Éditions Kapaz, à Strasbourg. Traduction par Dilbadi Gasimov
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Anthologie de la littérature azerbaïdjanaise, XIXe siècle à nos jours
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