« Rendre service peut coûter cher ! » Jean Emmanuel Medina 24 avril 2020 – Publié dans Littérosa – Mots clés: , , ,

Jean-Emmanuel Medina, après avoir obtenu un doctorat en droit international en 2010, il décide de devenir avocat. Il prête serment en Alsace puis s’installe  au Barreau de Strasbourg. En 2017, il co-fonde les Éditions Kapaz.


J+29 après confinement (15 avril 2020)


Rien de mieux qu’une bonne journée de travail ! Non ?!

Qui aurait pu imaginer qu’en période de confinement, le travail puisse rendre libre ?

Je me surprends à le penser alors qu’avant le confinement je rêvais de me reposer, de décompresser, de prendre du temps pour moi et ma famille. L’échec de la grève contre la réforme des retraites m’a laissé un goût amer et de nombreuses incertitudes quant à l’avenir de la profession d’avocat.

Après un mois de confinement, c’est tout le contraire dont je rêve !

J’ai envie de retourner chaque jour au cabinet, d’arpenter les couloirs du tribunal, de plaisanter dans la salle « des pas perdus » avec les clients ou les confrères, et de m’opposer au ministère public avec  conviction surtout lorsqu’il écrase avec zèle et parfois à tort le client. Cette émulation permanente propre au métier d’avocat me manque terriblement. Ai-je pour autant envie de retrouver ma vie professionnelle d’avant ? Assurément, non ! D’autant plus que pour beaucoup, et j’en fais partie, la vie d’avant est caractérisée par un écrasement professionnel permanent. Le poids des charges du cabinet et le stress d’un quotidien dans lequel 24 heures ne suffissent pas, sont autant de travers dont le confinement m’a momentanément libéré. Mais à bien y réfléchir, c’est également, le lot quotidien de toutes les professions libérales, de tous les patrons de PME qui sont confrontés sans cesse au défi de la continuité de leur activité là où le numérique concurrence l’accomplissement traditionnel du travail. Toutefois, ne croyons pas que les salariés aient moins de stress, bien au contraire, ils sont tout autant confrontés à des difficultés qui les écrasent avec beaucoup de violence.

Cette période est propice au changement, c’est le moment de repenser la manière dont nous allons organiser notre travail, et de nous projeter dans le quotidien que nous aimerions avoir, celui où nous parviendrions à réaliser l’équilibre nécessaire à notre bien être tant physique que psychologique.

C’est donc pour cela que je prends du plaisir à me rendre au cabinet aujourd’hui. Je casse mon quotidien confiné et vais rencontrer un client qui m’a contacté deux jours auparavant afin que je fasse appel d’une décision d’expulsion dont sa femme, atteinte d’hépatite B, est l’objet. Ponctuel, le client était là avant mon arrivée. Nous nous sommes regardés, un petit signe de la tête et à peine un ou deux mots. De toute évidence, lui comme moi ne sommes pas à l’aise avec cette nouvelle manière de nous saluer, peut-être parce que nous ne sommes pas encore habitués et que les signes sociaux ne sont pas encore clairement établis. En Asie, on se salue d’un signe de tête, ce geste de respect est ancré dans leurs mœurs mais dans le reste du monde, le contact physique fait partie de l’entrée en discussion.

Nous montons les escaliers, nous ne disons pas un mot. Je le devance de quelques mètres, il me laisse ouvrir la porte sans être pressant. J’entre et je constate que mes confrères ne sont pas présents. Il entre et semble très précautionneux. Dans mon bureau, j’ai installé les fauteuils clients un peu plus loin en face de moi, à 1 mètre 30 environ. Je me sens obligé de me justifier… En guise de rituel, comme avec tous mes clients, je lui propose en cadeau de bienvenue, quelques larmes de gel hydroalcoolique. Il accepte volontiers. L’ambiance s’est alors améliorée. Nous parvenons tous les deux à esquisser un sourire de courtoisie et l’entretien va pouvoir commencer de manière plus détendue.

Il me parle de sa famille, de sa femme et de leur très jeune enfant. Très rapidement, je comprends qu’un drame familial se joue sous couvert du droit… Je le laisse parler et quelques fois, il semble faire avec moi un dialogue mais je ne réponds pas. Je comprends qu’il est venu me confier son dossier et se libérer du poids de la procédure. L’entretien dure une trentaine de minutes et je lui annonce que j’accepte de l’assister.

Son départ est tout aussi étrange, nous avons envie de nous serrer la main mais nos hésitations et nos gestes manqués nous mettent une nouvelle fois mal à l’aise. Sans tarder, je me plonge dans les documents remis et entreprends la rédaction de la requête que je vais rédiger dans l’après-midi et l’envoyer avant de quitter le cabinet. La situation médicale délicate de son épouse et le risque qu’elle soit expulsée alors qu’elle a une fille née sur le territoire et âgée d’à peine plus d’un an, me galvanise. J’écris avec beaucoup d’efficacité, sans regarder le temps passer. A 19h45, j’ai terminé. Après l’avoir transmise à la Cour administrative d’appel, je range mes affaires pour rejoindre quelqu’un à qui j’ai promis de remettre des masques.

La veille, une personne de mon entourage pour qui j’ai de l’estime sans nécessairement bien la connaître, a réagi par messages à l’une de mes chroniques, celle dans laquelle j’évoque la problématique des masques en France et mon souhait que tous puissent en bénéficier.

« Tout à fait d’accord avec toi pour les masques et les personnes à risque comme moi devraient en avoir mais hélas c’est introuvable. Vendredi je dois me rendre à Sainte Anne pour la perfusion mensuelle et j’aimerais bien que l’on m’en donne 2 ou 3. Sortir avec ça, ça me rassurerait. Bon après midi », m’écrit-elle.

En lisant ces quelques lignes j’ai compris, sans qu’elle ait besoin de me le dire clairement, qu’elle aurait aimé que je lui en donne. Son message m’a laissé songeur, je ne savais pas qu’elle devait se rendre tous les mois à l’hôpital. Je ne me souviens pas, les fois où nous nous sommes vus, qu’elle ait évoqué ses problèmes de santé. Mais, nul besoin pour moi d’en savoir davantage, sans tarder je lui répondais, en espérant la rassurer : « Demain je vais au cabinet, si tu veux, tu me donnes ton adresse et je t’en apporterai quelques-uns comme ça au moins tu pourras sortir tranquillement. »

Avant même qu’elle ne me réponde, je prenais l’initiative de l’appeler afin que nous fixions l’heure de notre rendez-vous. Nous convenions que nous nous verrions rapidement, pour éviter toute prise de risque, vers 20 heures en bas de chez elle.

Je suis encore dans les rues adjacentes de la sienne quand 20 heures sonnent. J’assiste alors à un concert polyphonique de cris, de klaxons, de sons, d’applaudissements, de sifflements et de rythmes improvisés, certains sur les grilles des balcons, d’autres sur des bidons en plastique… Et si cette communion musicale était la prémisse d’une revendication plus grande ? Après les encouragements aux personnels de santé, en excluant les décisionnaires peu courageux, la polyphonie sonnera un autre type d’appel, celui des comptes à rendre aux vivants et aux morts dont le nombre s’est encore  accru avec 17 167 décès.

A mon arrivée, j’ouvre la vitre de ma voiture. Elle s’approche lentement. L’échange est très court, elle semble en bonne santé, calme et souriante. Nous échangeons quelques mots sur le confinement et ses difficultés. Je lui remets trois masques. Avant que je ne parte, elle a la gentillesse de m’offrir une boite de chocolats. Je ne suis resté que quelques secondes mais j’ai quand même pu remarquer qu’elle avait changé sa coiffure. C’est fou comme certains détails ressortent plus que d’autres !

Me voilà reparti, suivant un itinéraire que je ne connais pas. Je finis par m’engager sur une voie que j’identifie comme étant une voie rapide. Aucune voiture, ni devant, ni derrière… Et soudain le CHOC ! Une lumière vive vient me ramener à la dure réalité de notre société. Le confinement n’arrête pas le progrès orwellien ! « Mais comment ?! me dis-je, impossible, je suis à 80 km/h ! » Je suis totalement dégoûté par ce qui vient de m’arriver. J’aperçois au loin un panneau de rappel, la vitesse est limitée à 70 km/h !

Je viens de me faire tout simplement flasher par un radar automatique !

Contrarié, je ne peux que l’être, moi qui suis généralement assez prudent sur la route. En près de de 20 ans de permis de conduire, je n’ai jamais eu d’accident ! Je ne peux m’empêcher de m’incriminer d’abord sans retenir mes mots, puis d’accabler avec virulence ce dispositif complètement invasif, aveugle et sans âme. Le radar n’a que faire du détour que j’ai réalisé afin d’apporter des masques à une personne dont la santé le nécessite. C’est tout le problème du remplacement de l’homme par la machine : si j’avais été arrêté puis contrôlé par un humain, j’aurais au moins pu faire valoir mes arguments et espérer bénéficier de l’indulgence de l’homme. Mais là impossible ! Cette modernité me rend furieux, elle me dégoûte même !

J’appelle mon père pour partager mes états d’âme et déverser ma bile sur ce système inique ! Je ressens à ce moment une injustice profonde, même si j’ai conscience que le radar a flashé mon véhicule qui était objectivement au-dessus de la vitesse autorisée. Mais m’importe, je trouve tout cela profondément injuste et j’en ai le droit.

Comme toujours, mon père sait avoir les mots pour me calmer. « Au fond, ce n’est pas grave, il ne s’agit pas d’un accident », comme il me le fait très justement remarquer. Il écoute avec patience mes plaintes et mes doléances, comme s’il était décisionnaire. Nous nous mettons à penser à une réforme de ce système qui mériterait de devenir plus équitable en récompensant les conducteurs vertueux. Je sens que cette discussion est en train de m’apaiser. Imaginer un tel dispositif me plaît, cela dilue ma colère et dissipe ma contrariété.

Et si les bons conducteurs pouvaient bénéficier d’un « permis à point augmenté » ?

Ah ! L’idée est lancée ! Nous avons 12 points, il serait plus juste que les conducteurs plus respectueux du Code de la route puissent bénéficier d’un bonus. Bien évidemment, cette idée finie par me libérer de ma contrariété passagère. Je lui précise, comme pour compléter le projet, qu’il faudrait qu’à l’issue d’une période de 2 ans, le bon conducteur gagne 1 point par année jusqu’à atteindre le maximum de 15 points. Aussi, en cas d’infraction au Code de la route, le bon conducteur perdrait uniquement le ou les points de bonus, sans payer d’amende. La mise en place d’une telle réforme ne demanderait pas une grande gestion humaine car aussitôt le programme ajusté, l’informatique ferait son œuvre, et cette fois au service des citoyens.

Génial ! Nous tenons notre projet de réforme en 10 minutes. C’est précisément le temps qu’il me restait pour regagner un confinement bien mérité !

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