«Révolution Pougatchov». Seymour Baycan 11 novembre 2019 – Publié dans Littérosa – Mots clés: , , ,

Seymur Baycan est un écrivain et journaliste azerbaïdjanais. Il est considéré comme un des écrivains le plus en vogue de son époque. Il est auteur de plsuieurs romans, essais et de nouvelles.

Ma mémoire étonne toujours tout le monde. Après le collège, j’ai arrêté l’école traditionnelle et ai intégré l’école militaire. Le fait d’avoir étudié dans le système scolaire azerbaïdjanais puis d’intégrer du jour au lendemain la section russe de l’école militaire a été source de nombreux ennuis. Tel un chien, je comprenais mais je ne pouvais parler. À ce moment-là, je ressentais dans toutes mes veines le supplice que vivent les chiens. À l’école militaire, une règle était dominante. Lors des notations, les enseignants étaient indulgents envers les élèves qui faisaient des efforts pour apprendre. Pour obtenir une bonne note, j’apprenais par cœur des textes en russe que je ne maîtrisais pas. Nous ne découvrons nos réelles capacités que quand nous faisons face à des difficultés. Je ne demandais de l’aide à personne. Je ne comptais pas non plus sur ma bonne étoile. Ma résistance face aux difficultés se renforçait. Plus la situation s’aggravait, plus je m’obligeais à être fort. J’avais très vite compris que ce qui rend fort l’homme, c’est sa capacité de s’accoutumer à son environnement. Après que les autres se soient couchés, je faisais les cent pas dans les couloirs de l’école, des livres de littérature, d’histoire et de géographie en main, dont j’apprenais les pages par cœur. Les surveillants toléraient que les élèves travailleurs et ne maîtrisant pas le russe continuent à étudier après l’heure du coucher. Un sergent russophone aidait ceux ne maîtrisant pas le russe à préparer leurs devoirs. Je me rappelle bien qu’un jour, l’enseignante d’histoire m’avait appelé au tableau pour que je récite le devoir. Je pris mon courage à deux mains pour avancer vers le tableau, la peur au ventre, pour réciter ma leçon sur la révolution Pougatchov que j’avais apprise par cœur. Je dois aussi ajouter que pour une raison inconnue, j’ai toujours eu de la sympathie pour Pougatchov. Lorsque j’étais plus jeune, j’avais plusieurs fois regardé le film Pougatchov sur la révolution. Cela avait créé en moi une sympathie pour cet homme. Alors que je récitais la leçon que j’avais apprise par cœur devant le tableau, l’enseignante m’arrêta et me posa une question, à laquelle je ne pus répondre. L’enseignante comprit alors la situation, et le fait que j’avais appris ma leçon par cœur sans en comprendre le sens.

– Tu as appris tout cela par cœur ?
J’approuvai par un signe de tête.

– Boje moy. Kakoy ujas. Koşmar… İdi sadis na svoe mesto.
(Mon Dieu. Quelle horreur. Cauchemar…. Va t’assoir à ta place (traduction du russe).
Toute la classe m’observait avec étonnement. Même si je ne comprenais pas le sens des phrases que j’avais apprises par cœur, l’enseignante se sentit contrainte de me coller un trois. (La note la plus basse dans l’échelle de notation soviétique, mais passable.) L’enseignante d’histoire était une femme ronde, sans grâce, mais sensible et humaine. J’avais l’impression qu’elle avait été construite de triangles de tailles différentes. Elle avait l’air d’un sac rempli de pastèques. En parlant de cette femme, je dois raconter un de ses actes qui est resté gravé dans ma mémoire. Mon père venait de décéder. En cours d’histoire, en m’asseyant à côté de la fenêtre, j’observais les bus numéros 333 et 223, partant de l’arrondissement Gunachli (Un arrondissement de Bakou) pour aller vers la ville. Essentiellement pendant les jours pluvieux, cette scène me rendait triste. Étant mélancolique de nature, je ne trouvais pas ma place dans l’énorme école. J’étais jaloux de ceux qui, installés dans les bus, se rendaient en ville. Depuis le terrain de l’école militaire, la vie civile me paraissait haute en couleurs. J’y regrettais amèrement mon entrée. Mais malheureusement, il n’y avait plus de retour en arrière possible. J’étais contraint d’y passer les trois prochaines années de ma vie. Le décès de mon père, les bus venant de Gunachli, le temps pluvieux, mes ennuis, tout s’était mélangé. Mon cœur sensible ne supporta pas cette confusion et cette mélancolie. Une boule chaude remonta vers ma gorge et commençait à m’étouffer. Je sentais le goût du sel dans ma bouche. Soudain, je m’étais mis à sangloter. Toute la classe s’était retournée pour me regarder. Irina Feodorovna, l’enseignante d’histoire, se leva pour s’approcher de moi. Elle me demanda :

– Tu t’es souvenu de lui ?
J’hochai ma tête, en pleurs. Elle caressa ma tête avec sa main douce, et me dit :

– Va te promener un peu dehors, puis reviens.
Je n’ai toujours pas oublié sa voix chaleureuse, sa main douce et charnue qui allait si bien de pair avec sa voix. La douceur de sa main m’avait étonné. J’ai compris que toutes les autres mains qui m’ont caressé jusqu’à aujourd’hui étaient durcies et fissurées sous l’effet du dur labeur, et avaient ainsi perdu leur douceur.
« Tu t’es souvenu de lui ? » ; j’ai aperçu, dans cette question de quelques mots, un grand cœur chaleureux. Aujourd’hui lorsque je me souviens d’elle, j’ai la sensation d’entrer dans un grand temple silencieux.
J’avais d’abord quitté la classe, puis le bâtiment pour me diriger vers les oliviers. Lorsqu’on lutte d’acharnement contre sa propre tristesse, il est bon de ne pas avoir de témoins à proximité. Je pleurai de chaudes larmes, comme durant mon enfance, en même temps que j’allais et venais au milieu des oliviers et cela me calma. Je débarbouillai mon visage et retournai en classe. Tout cela s’était déroulé sur quinze ou vingt minutes de ma vie. Mais aujourd’hui encore lorsque je circule sur l’autoroute de Zigue, en apercevant ces oliviers, je me rappelle le moment où j’y pleurais en allant et venant.

Traduction par Dilbadi Gasimov

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